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Changement de cap dans le régime de sanctions : le Canada cherche à confisquer des actifs russes pour financer la reconstruction de l’Ukraine et ajoute des restrictions au plafonnement des prix du pétrole

22 décembre 2022 Bulletin sur le commerce international Lecture de 8 min

Vous trouverez ci-dessous notre huitième mise à jour sur les sanctions imposées par le Canada depuis l’invasion illégale et non provoquée de l’Ukraine par la Russie[1]. Il porte sur le régime novateur de confiscation du Canada et sur la mise en œuvre du mécanisme de plafonnement du G7+ limitant les ventes de produits pétroliers en provenance de Russie.

UNE PREMIÈRE PROCÉDURE DE CONFISCATION

a) Demande judiciaire pour la confiscation de fonds appartenant à un oligarque russe sanctionné

Le 21 décembre dernier, la gouverneure en conseil (le « cabinet ») a ordonné à Citco Bank Canada de bloquer 26 millions de dollars américains soupçonnés d’appartenir à Roman Arkadyevich Abramovich, un oligarque russe ayant des liens avec l’administration Poutine, ou d’être détenus ou contrôlés par lui. M. Abramovich a été ajouté à la liste des sanctions en mars 2022, et ses biens au Canada font depuis l’objet d’un gel des avoirs et d’une interdiction de transaction[2]. La somme visée serait dans un compte bancaire détenu par Manticore Fund (Cayman) LTD et liée à Granite Capital Holdings Ltd. (« Granite »)[3], une entité dont M. Abramovich est propriétaire[4].

Le décret ordonnant le blocage amorce un processus par lequel le gouvernement confisquera les actifs de M. Abramovich et affectera le produit de cette confiscation à la reconstruction de l’Ukraine et à l’indemnisation des victimes de l’invasion russe. La ministre des Affaires étrangères Mélanie Joly doit maintenant soumettre une demande à la cour pour procéder à la confiscation.

Le Canada est le premier pays du G7 à vouloir confisquer les actifs d’une personne sanctionnée pour financer la reconstruction de l’Ukraine[5]. Il s’est donné compétence pour le faire dans les modifications apportées à la Loi sur les mesures économiques spéciales (« LMES ») en juin 2022[6]. Un juge d’une cour provincial rendra l’ordonnance demandée par la ministre si (i) le bien confisqué est celui qui est visé par le décret, (ii) le bien appartient à M. Abramovich ou est détenu ou contrôlé par lui, et (iii) les exigences d’avis et de procédure établies pour protéger les tiers pouvant avoir des droits ou des intérêts sur le bien (par exemple des créanciers garantis) sont respectées[7]. Les critères de confiscation sont donc très peu exigeants.

On ignore si d’autres parties ont des droits sur la somme visée, mais nous présumons que le gouvernement aura procédé à des vérifications rigoureuses pour s’assurer qu’elle appartient bel et bien à M. Abramovich ou est sous son contrôle. Aucun critère n’a été défini pour établir la propriété ou le contrôle au sens du droit canadien, mais une décision récente d’un tribunal albertain indique que, pour assurer l’efficacité du régime de sanctions du Canada, il faut interpréter le contrôle en tenant compte à la fois du contrôle officiel (contrôle sur l’organisation), et du « contrôle de fait »[8].

b) Possibles contestations

Les critères de la LMES pour la confiscation sont clairs, mais les dispositions qui l’autorisent pourraient faire l’objet de deux contestations constitutionnelles et donner lieu à des procédures aux termes de traités d’investissement.

Premièrement, l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés protège les Canadiens, y compris les sociétés canadiennes comme Citco Bank Canada, contre les saisies abusives. Citco Bank Canada pourrait l’invoquer pour s’opposer à la saisie des actifs de M. Abramovich qui sont détenus au Canada[9]. L’article 8 protège le droit à la vie privée, qui a été reconnu comme un droit essentiel au fonctionnement d’une société démocratique. Il laisse toutefois la place aux saisies raisonnables, puisque l’avancement d’objectifs sociaux et l’application de lois – des intérêts légitimes de l’État – peuvent justifier une certaine intrusion dans la vie privée[10]. Le statut de dépositaire de l’institution financière, qui lui confère moins de droits comparativement à celui de propriétaire, pourrait aussi être pertinent dans l’évaluation du caractère raisonnable.

Deuxièmement, le régime de confiscation pourrait être contesté sous l’angle du partage constitutionnel des compétences. Le droit criminel est de compétence fédérale[11]. Pour être considérée comme un exercice valide de cette compétence, une loi doit avoir un objet valide de droit criminel, comme la paix publique, l’ordre, la sécurité, la santé ou la moralité, assorti d’une interdiction et d’une sanction[12]. Si la compétence en droit criminel est jugée insuffisante pour justifier son champ d’application, la LMES pourrait relever de la compétence provinciale relative à « [l]a propriété et les droits civils », qui donne aux provinces le pouvoir de légiférer sur le trafic et le commerce effectués dans leur territoire et qui reçoit une interprétation généreuse[13]. Cela dit, le gouvernement fédéral a de son côté compétence pour réglementer le trafic et le commerce international et interprovincial et la défense, en plus d’avoir un pouvoir résiduel général de faire des lois pour « la paix, l’ordre et le bon gouvernement » et les affaires internationales[14].

Troisièmement, une confiscation pourrait poser problème vu l’accord sur la protection des investissements étrangers conclu entre l’URSS et le Canada en 1991, qui s’applique maintenant à la Russie (l’« APIE Canada-Russie »). Les investisseurs russes ont droit à un traitement juste et équitable (une norme en droit international de l’investissement applicable au traitement par l’État d’accueil). De plus, les « investissements » et les « revenus des investisseurs » ne peuvent pas faire l’objet « de mesures de nationalisation ou d’expropriation ou de toutes autres mesures d’effets équivalents », sauf si elles sont accompagnées « du versement d’une compensation prompte, adéquate et effective »[15]. M. Abramovich pourrait faire valoir que la confiscation constitue une expropriation devant être compensée et, en l’absence de compensation, soumettre à un groupe d’arbitrage un différend investisseur-État visant le Canada.

c) Changement majeur dans la politique canadienne

La confiscation par la Couronne d’actifs bloqués et gelés, qui d’ordinaire seraient demeurés gelés jusqu’à la cessation des hostilités par la Russie, s’écarte du modèle traditionnel d’imposition de sanctions.

Le but premier du régime de sanctions du Canada est d’« amener un changement de politique ou de comportement de la part des États, des entités ou des particuliers étrangers »[16]. Il s’agit d’un outil de la politique étrangère du gouvernement qui vise à exercer une pression sur les entités sanctionnées pour les inciter à se raviser. Si un bien bloqué devient la propriété du gouvernement et que le produit de la confiscation est remis à l’Ukraine, il ne peut plus servir à inciter la personne visée par la sanction à modifier son comportement. Cela dit, l’existence et l’utilisation du mécanisme de confiscation ont un effet dissuasif sur les personnes qui ont été officiellement sanctionnées par le Canada ou qui sont susceptibles de l’être. Le blocage des actifs de M. Abramovich au Canada et la demande visant leur confiscation représentent donc un tournant dans la politique de sanctions du Canada en réaction à la guerre en Ukraine, qui ne vise plus seulement à inciter la Russie à mettre fin à son invasion, mais à punir certaines personnes et à utiliser leurs biens pour appuyer la reconstruction de l’Ukraine et l’indemnisation des victimes[17].

PRIX PLAFOND DU CANADA SUR LES PRODUITS PÉTROLIERS RUSSES

Comme nous l’indiquions dans un bulletin précédent[18], les pays du G7 ont convenu en septembre 2022 d’imposer un prix plafond sur le pétrole brut et les produits pétroliers d’origine russe[19]. Les produits vendus au-delà de ce prix sont visés par des interdictions, notamment sur le plan du transport. Le but est d’exercer une pression à la baisse sur les prix de l’énergie dans le monde tout en réduisant le financement disponible pour l’effort de guerre russe.

Le 7 décembre dernier, le Canada a introduit un plafond au-delà duquel il est interdit de fournir certains services liés au transport maritime de pétrole brut russe[20]. Les interdictions s’appliqueront aussi aux produits du pétrole raffinés dès le 5 février 2023. Les services interdits sont les suivants : commerce et courtage de marchandises, financement, aide financière, navigation, assurance et réassurance, protection et indemnité, immatriculation du navire et courtage en douane[21]. Les restrictions s’appliquent lorsque le pétrole est acheté à un prix supérieur à celui indiqué dans la Liste de plafonnement des prix du pétrole de la coalition du G7+ (60 $ US par baril en date du 22 décembre 2022)[22].

Le Canada interdit déjà l’importation de pétrole brut et raffiné en provenance de Russie ainsi que la fourniture de certains services à l’industrie pétrolière russe[23]. Comme ces mesures demeurent en vigueur, les nouvelles interdictions liées au plafonnement des prix n’auront vraisemblablement qu’un effet marginal sur les échanges commerciaux. Elles reflètent néanmoins la volonté du Canada d’agir de concert avec ses alliés du G7 et de réduire encore plus la capacité de l’administration Poutine de financer son attaque contre l’Ukraine.

[1] Russie : le Canada durcit les sanctions économiques, resserre le contrôle des exportations et appuie l’exclusion de SWIFT (25 février 2022); Le Canada durcit ses sanctions en réponse à la crise russo-ukrainienne (4 mars 2022); Le Canada élargit son régime de sanctions contre la Russie (29 mars 2022); Le Canada élargit les sanctions à l’encontre de la Russie et propose d’importantes modifications législatives à son régime de sanctions (1er juin 2022); Le Canada restreint les services pouvant être fournis à la Russie (13 juin 2022); Services, technologies de pointe, marchandise de luxe, or, sanctions contre la désinformation et régime de confiscation : les dernières répliques canadiennes à l’invasion russe en Ukraine (13 juillet 2022); Coup d’œil sur les nouvelles sanctions canadiennes visant la Russie et l’Iran, dont le prix plafond sur le pétrole russe (4 octobre 2022).
[2] Règlement sur les mesures économiques spéciales visant la Russie, DORS/2014-58, article 541. Les sanctions ont été imposées à M. Abramovitch le 10 mars 2022 : voir id. (modifications du 10 mars 2022); Affaires mondiales Canada, « Sanctions – Invasion russe de l’Ukraine » (M. Abramovitch a été sanctionné à titre d’ancien haut fonctionnaire russe et collaborateur du régime en raison de sa « complicité à l’égard de la décision du président Poutine d’envahir un pays pacifique et souverain »).
[3] Affaires mondiales Canada, « Le Canada entame le premier processus pour bloquer et confisquer les biens d’un oligarque russe sanctionné » (19 décembre 2022).
[4] Gouvernement du Canada, Décret no 2022-1361 du Conseil privé (dernière modification le 21 décembre 2022).
[5] Affaires mondiales Canada, « Le Canada entame le premier processus pour bloquer et confisquer les biens d’un oligarque russe sanctionné » (19 décembre 2022).
[6] Loi no 1 d’exécution du budget de 2022, L.C. 2022, c. 10, art. 437 et 439 (ajout de l’alinéa 4(1)b) et du paragraphe 5.4(1) à la Loi sur les mesures économiques spéciales : « par décret, faire saisir ou bloquer, de la façon prévue par le décret, tout bien situé au Canada et appartenant à un État étranger, à une personne qui s’y trouve ou à un de ses nationaux qui ne réside pas habituellement au Canada ou détenu ou contrôlé, même indirectement, par lui  […] Sur demande du ministre, le juge ordonne la confiscation du bien faisant l’objet de la demande au profit de Sa Majesté du chef du Canada s’il conclut, à partir de la preuve déposée devant lui, que les conditions suivantes sont réunies : a) le bien est visé par le décret pris en vertu de l’alinéa 4(1)b); b) il appartient à la personne visée par ce décret ou est détenu ou contrôlé, même indirectement, par elle. »); cette modification élargit aussi la définition de « bien » afin de donner à Affaires mondiales Canada plus de latitude pour le gel d’actifs, voir id., art. 436 (modification de « bien » à l’article 2 de la Loi sur les mesures économiques spéciales : « Bien de toute nature, meuble ou immeuble, réel ou personnel, corporel ou incorporel, tangible ou intangible, notamment de l’argent, des fonds, de la monnaie, des actifs numériques et de la monnaie virtuelle. »); voir les dispositions elles-mêmes dans la Loi sur les mesures économiques spéciales, L.C. 1992, c. 17, art. 4(1)b) et 4(1.1); ce nouveau pouvoir se retrouve dans la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus (loi de Sergueï Magnitski), L.C. 2017, c. 21, art. 4 et 5.
[7] Loi no 1 d’exécution du budget de 2022, L.C. 2022, c. 10, art. 447 (modification des articles 4.1 à 4.4 de la Loi sur les mesures économiques spéciales).
[8] Angophora Holdings Limited v. Ovsyankin, 2022 ABKB 711, par. 33 et 34.
[9] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)], art. 8.
[10] Goodwin c. Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), [2015] 3 R.C.S. 250, par. 55.
[11] Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.), reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 5, art. 91(27).
[12] Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, par. 27. Voir aussi : Centre d’études constitutionnelles, Property and Civil Rights, Chatterjee v. Ontario (Attorney General): Provincial Law on Proceeds of Crime (2009).
[13] Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.), reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 5, art. 92(13).
[14] Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.), reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 5, art. 91.
[15] Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de l’Union des républiques socialistes soviétiques sur l’encouragement et la protection réciproque des investissements, 20 novembre 1989, [1991] R.T.Can. no 31, art. VI (entrée en vigueur le 6 juin 1993).
[16] Gouvernement du Canada, « Sanctions canadiennes : Foire aux questions » (Quand le Canada impose-t-il des sanctions?).
[17] Voir la Loi sur les mesures économiques spéciales, L.C. 1992, c. 17, art. 5.3, 5.6 et 7(1); Débats de la Chambre des communes, 1re sess., 44e légis., 5 décembre 2022, vol. 151, no 141, p. 10427 (l’hon. Robert Oliphant).
[18] Coup d’œil sur les nouvelles sanctions canadiennes visant la Russie et l’Iran, dont le prix plafond sur le pétrole russe (4 octobre 2022).
[19] Ministère des Finances du Canada, Déclaration des ministres des Finances du G7 sur la réponse unifiée à la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine, 2 septembre 2022.
[20] Règlement modifiant le Règlement sur les mesures économiques spéciales visant la Russie, DORS/2022-261 (« RMES »), art. 3.12.
[21] RMES, annexe 10.
[22] La liste est publiée sur le site Web du gouvernement du Canada; voir Affaires mondiales Canada, « Liste de plafonnement des prix du pétrole de la coalition du G7+ ».
[23] RMES, art. 3.5 et 3.10. Voir aussi notre bulletin sur le sujet : Coup d’œil sur les nouvelles sanctions canadiennes visant la Russie et l’Iran, dont le prix plafond sur le pétrole russe (4 octobre 2022).

par William Pellerin, Dr A. Neil Campbell, Hannibal El-Mohtar et Tayler Farrell

Mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.

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