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Priorités environnementales en cas de faillite et conséquences pour les créanciers : un tribunal de l’Alberta élargit les principes de Redwater

24 mai 2023 Bulletin sur l'environnement Lecture de 5 min

Un jugement rendu récemment en Alberta alimente le courant jurisprudentiel se trouvant au carrefour du droit de l’environnement et du droit de la faillite et de l’insolvabilité au Canada. La décision de la Cour du Banc du Roi de l’Alberta dans l’affaire Qualex-Landmark Towers v. 12-10 Capital Corp (« Qualex »)[1] ouvre la porte à la possibilité que des propriétaires privés essaient de se voir accorder une « superpriorité » sur des créanciers hypothécaires lorsque des obligations de décontamination environnementale sont en cause. Cette décision aura des conséquences importantes pour les institutions financières et les autres créanciers qui consentent des prêts garantis par des biens réels.

La décision Qualex s’appuie sur l’arrêt de principe de la Cour suprême du Canada (la « CSC ») dans l’affaire Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd. (« Redwater »)[2]

Redwater en bref 

Dans l’arrêt Redwater, la CSC s’est penchée sur la priorité à accorder aux obligations de décontamination environnementale en cas de faillite. La réglementation albertaine oblige les entreprises à obtenir un permis pour extraire des hydrocarbures[3]. Ce permis impose au titulaire des obligations environnementales précises, notamment celle d’assurer la sécurité environnementale du puits en fin de vie et par la suite[4]. Ces obligations peuvent subsister pendant et après la faillite de l’entreprise, comme le prévoient différentes lois albertaines (Oil and Gas Conservation Act[5], Pipeline Act[6], Environmental Protection and Enhancement Act[7]).

Le principal problème dans Redwater était le suivant : le coût des obligations de fin de vie des puits taris dépasserait probablement le produit de la vente des actifs dans le cadre de la faillite[8]. Le séquestre et syndic de faillite de l’entreprise prétendait que ces obligations de décontamination entraient en conflit avec les dispositions de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la « LFI »)[9], particulièrement l’article 14.06[10], mais la CSC en a décidé autrement[11].

La Cour a ensuite appliqué le critère énoncé dans l’arrêt Terre‑Neuve‑et‑Labrador c. AbitibiBowater Inc. [12] pour déterminer si les réclamations environnementales en cause étaient prouvables. Elle a finalement conclu que les obligations de décontamination environnementale de l’entreprise n’étaient pas incompatibles avec le régime de priorité énoncé dans la LFI.

Avec l’arrêt Redwater, la CSC a signalé une tendance vers une responsabilité environnementale accrue des débiteurs et de leurs séquestres et syndics, en plus de créer une « superpriorité » pour certaines obligations environnementales. Pour en savoir plus sur l’arrêt Redwater et ses conséquences, consultez nos bulletins précédents ici et ici (en anglais).

Applications antérieures de Redwater en Alberta

Deux décisions récentes tiennent compte de Redwater : la décision de 2022 de la Cour d’appel de l’Alberta dans l’affaire Manitok Energy Inc (Re) (« Manitok »)[13] et celle de la Cour du Banc du Roi de l’Alberta dans l’affaire Orphan Well Association v Trident Exploration Corp. (« Trident »)[14].

Dans Manitok, le séquestre devait déterminer si les privilèges de deux constructeurs avaient priorité sur les obligations de la société insolvable relatives à l’abandon et à la remise en état des puits de pétrole et de gaz, ou l’inverse[15]. La Cour a appliqué Redwater et déterminé que les actifs du failli auraient dû être mis à disposition pour libérer les obligations relatives à l’abandon et à la remise en état, indépendamment du fait qu’ils avaient été vendus par le syndic et convertis en espèces[16].

De même, s’appuyant sur Redwater et sur Manitok, la Cour du Banc du Roi de l’Alberta a déterminé dans Trident que les principes désormais établis de superpriorité nécessitaient de faire passer les obligations relatives à la remise en état des puits abandonnés avant les obligations relatives aux taxes municipales[17].

Application de Redwater à des intérêts privés

Le raisonnement dans Qualex élargit potentiellement la portée des principes de superpriorité. Dans cette affaire, 12-10 Capital Corp (« Capital Corp ») était propriétaire de terrains contaminés (les « terrains 12-10 »). La contamination avait migré dans le terrain adjacent, propriété de Qualex-Landmark Towers Inc. (« QLT »)[18], et Alberta Environment and Parks (« AEP ») avait exigé que Capital Corp établisse un plan de décontamination pour remédier à cette contamination [19]. Quand elle a appris que Capital Corp était insolvable (même si elle ne faisait pas encore l’objet de procédures d’insolvabilité) et qu’elle comptait vendre les terrains 12-10, QLT a intenté une action contre Capital Corp pour demander que soit émise une ordonnance l’obligeant à procéder à la décontamination comme l’exigeait AEP et qu’il soit établi que les obligations environnementales de Capital Corp avaient préséance sur les hypothèques en cours grevant les terrains 12-10. Comme le produit net de la vente des terrains 12‑10 allait être insuffisant pour remplir les obligations environnementales après le remboursement des hypothèques, QLT demandait une ordonnance de saisie afin que tout produit de la vente des terrains 12‑10 soit détenu dans un compte en fidéicommis en vue des travaux de décontamination en attendant l’issue de son action[20].

Dans l’esprit de Redwater, de Manitok et de Trident, et conformément au principe du pollueur-payeur, la Cour a reconnu qu’il serait inapproprié que la société insolvable à l’origine ou responsable de la contamination en question échappe à ses obligations de décontamination tout en remboursant ses prêteurs garantis[21]. Selon elle, sous réserve qu’elle entende tous les arguments sur l’affaire, une superpriorité pourrait s’appliquer à l’encontre de Capital Corp, dont QLT serait la bénéficiaire probable.

Fait à noter pour les prêteurs, la superpriorité aurait préséance sur la priorité qui reviendrait autrement aux créanciers hypothécaires.

La Cour a aussi confirmé que QLT n’avait pas à être un « organisme de réglementation » pour avoir le statut de  bénéficiaire dans une réclamation visant à faire reconnaître une superpriorité. Selon elle, que l’entité ayant intenté les procédures soit un organisme de réglementation ou non, un pollueur a une obligation de décontamination[22].

Conséquences futures de Qualex

Ce courant jurisprudentiel souligne la nécessité pour les prêteurs prospectifs de réaliser des vérifications approfondies relativement à tout bien réel touché par une transaction de financement. Comme les problèmes environnementaux peuvent rester cachés des années durant, et comme il est fréquent qu’on n’en connaisse pas la pleine ampleur au moment d’une transaction, les vérifications préalables peuvent mettre au jour des conditions, des risques et des obligations d’ordre environnemental liés au bien qui étaient jusque-là inconnus. Les informations découvertes aideront le prêteur à prendre une décision éclairée, fondée sur la possibilité que des obligations environnementales aient préséance sur les actifs garantis en cas de procédure d’insolvabilité ou de litige civil.

[1] Qualex-Landmark Towers Inc v. 12-10 Capital Corp, 2023 ABKB 109 [Qualex].
[2] Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd., 2019 CSC 5 [Redwater].
[3] Id., par. 12.
[4] Id., par. 16-17.
[5] Oil and Gas Conservation Act, R.S.A. 2000, c. O-6.
[6] Pipeline Act, R.S.A. 2000, c. P-15.
[7] Environmental Protection and Enhancement Act, R.S.A. 2000, c. E-12.
[8] Redwater, préc., note2, par. 50.
[9] Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B -3.
[10] Redwater, préc., note2, par. 53.
[11] Id., par. 114.
[12] Terre-Neuve-et-Labrador c. AbitibiBowater Inc., 2012 CSC 67.
[13] Manitok Energy Inc (Re), 2022 ABCA 117 [Manitok].
[14] Orphan Well Association v. Trident Exploration Corp, 2022 ABKB 839 [Trident].
[15] Manitok, préc., note13, par. 2.
[16] Id., par. 30 et 32.
[17]  Trident, préc., note14, par. 17.
[18] Qualex, préc., note 1, par. 12.
[19] Id., par. 16.
[20] Id., par. 8.
[21] Id., par. 87-88.
[22] Id., par. 94.

par Talia Gordner, Adam Maerov et Ryan Johnson (stagiaire en droit)

Mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.

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