La Cour suprême du Canada modernise l’interprétation des décharges de responsabilité
La Cour suprême du Canada modernise l’interprétation des décharges de responsabilité
Les décharges de responsabilité, qui sont habituellement conclues dans le cadre de règlements hors cour, sont en général rédigées dans un jargon juridique propre aux avocats qui les rédigent. Les parties qui bénéficient d’une décharge de responsabilité peuvent avoir en tête des intérêts différents selon la portée large ou limitée de la décharge qu’elles acceptent. Une partie peut vouloir un libellé général et l’autre partie, un libellé précis sur le genre de réclamations particulières (ou potentielles) qui ne pourront plus être présentées une fois la décharge signée. Une décharge de responsabilité doit être rédigée de manière suffisamment large afin d’englober toute réclamation éventuelle qu’elle vise, mais être suffisamment précise afin qu’un tribunal puisse raisonnablement interpréter l’objet de la décharge.
En raison de leur nature, à la fois unique et complexe, les décharges de responsabilité ont depuis longtemps été assujetties à leurs propres règles d’interprétation. Les tribunaux ont longtemps eu recours à la « règle de l’arrêt Blackmore », laquelle a été formulée pour qu’une interprétation restreinte des décharges soit possible par la prise en compte de leur contexte factuel.
Dans son jugement récent de Corner Brook (Ville) c. Bailey [1], la Cour Suprême du Canada a décidé qu’aucune règle spéciale d’interprétation ne s’appliquait aux décharges de responsabilité. La « règle de l’arrêt Blackmore » est supplantée par les principes généraux du droit des contrats. Les décharges de responsabilité doivent désormais être interprétées de la même manière que tout contrat commercial ordinaire. La question ultime, lorsqu’on interprète une décharge de responsabilité, est celle de savoir si la réclamation est du type de celles que vise la décharge de responsabilité.
Le recours
Une résidente de la ville de Corner Brook avait happé un employé de la Ville alors qu’elle était au volant de la voiture de son mari, ce qui a donné lieu à deux recours judiciaires. L’employé municipal a poursuivi la résidente pour préjudices physiques. La résidente et son mari ont poursuivi la Ville pour dommages matériels et préjudices physiques, et ont fini par conclure un règlement hors cour avec la Ville (le « Recours Bailey »). Dans le cadre de ce règlement, le couple a consenti à la Ville une décharge pour :
« […] toute demande et réclamation de quelque nature que ce soit découlant de l’accident survenu le ou vers le 3 mars 2009 ou s’y rapportant, et, sans limiter la portée générale de ce qui précède, à toute réclamation soulevée ou qui aurait pu l’être dans [l’action des Bailey] ». [Je souligne.]
La résidente a plus tard tenté de déposer une demande sollicitant la mise en cause de la Ville en vue d’obtenir une contribution ou une indemnité de la part de cette dernière au cas où elle serait jugée responsable envers l’employé municipal dans l’action intentée contre elle par celui-ci. En réponse, la Ville a allégué que la décharge de responsabilité rendait irrecevable la demande de mise en cause. La Ville avait d’abord réussi à faire rejeter la demande de mise en cause, mais cette décision du tribunal de première instance a été infirmée par la Cour d’appel de Terre-Neuve. En rendant son jugement, la Cour d’appel de Terre-Neuve s’est fondée sur la « règle de l’arrêt Blackmore » précitée pour conclure que la décharge de responsabilité ne valait que pour les réclamations formulées par la résidente dans le cadre du Recours Bailey et non celles intentées dans le cadre d’autres procédures.
L’arrêt de la Cour Suprême
La Cour Suprême a infirmé le jugement de la Cour d’appel de Terre-Neuve et rétabli la décision de première instance. La Cour Suprême a ainsi indiqué que la « règle de l’arrêt Blackmore » a été supplantée par les principes généraux du droit des contrats énoncés dans l’arrêt Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp.[2] rendu en 2014.
La Cour Suprême précise que les tribunaux ont eu tendance à interpréter étroitement les décharges de responsabilité pour deux raisons : d’une part, les décharges sont souvent rédigées de manière très générale, alors que les circonstances peuvent montrer que les parties ne visaient en réalité que des différends plus particuliers; d’autre part, les parties qui concluent une décharge de responsabilité tentent bien souvent de prévoir des risques inconnus, ce qui crée ainsi une dissonance entre le libellé de la décharge et l’intention des parties eu égard aux circonstances. En conséquence, une interprétation plus restrictive permet au tribunal de faire cadrer une décharge étendue avec les circonstances particulières des parties.
Or cette règle spéciale n’est plus requise à la lumière de l’arrêt Sattva. Selon cet arrêt, dans l’interprétation d’un contrat, le tribunal doit tenir compte du libellé du contrat et, au besoin pour comprendre l’intention objective des parties, des circonstances ayant entouré la formation du contrat. Cette approche contextuelle vise le même objectif que celui de la « règle de l’arrêt Blackmore ».
En outre, la Cour Suprême confirme que la décharge de responsabilité peut s’appliquer à des réclamations inconnues lorsque le libellé de la décharge est suffisamment clair. Une décharge n’a pas à dresser la liste de toutes les réclamations potentielles, mais elle devrait prévoir un libellé indiquant :
- si la décharge englobe des réclamations inconnues;
- si les réclamations doivent se rapporter à un objet ou domaine particulier;
- si la portée de la décharge est limitée par la mention d’un délai quelconque ou si elle s’applique pour une période indéfinie.
La Cour Suprême a estimé que dans l’affaire Bailey, le juge de première instance avait eu raison de tenir compte des circonstances entourant la décharge au libellé général. En conséquence, elle a décidé que la décharge visait à englober toute réclamation liée à l’accident d’automobile en question et non toute réclamation découlant du litige réglé hors cour.
Autres considérations
Outre les directives de la Cour Suprême indiquées ci-dessus, les parties qui songent à rédiger une décharge de responsabilité doivent se rappeler qu’une décharge au libellé très général peut quand même, mais pas nécessairement, faire l’objet d’une interprétation plus restreinte. Lorsque les parties veulent consentir une décharge de responsabilité visant des réclamations inconnues et/ou une période indéfinie, le libellé de la décharge doit être rédigé avec précaution afin d’éviter la possibilité d’une portée plus restreinte.
[1]2021 CSC 29 [Bailey].
[2] 2014 CSC 53 [Sattva].
par Kyle Lambert, Guneev Bhinder, Timothy Cullen
Mise en garde
Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.
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