Balado – Une longueur d’avance avec Merv Allen et Deland Kamanga
Balado – Une longueur d’avance avec Merv Allen et Deland Kamanga
Dans cet épisode, Merv Allen, associé chez TRC-Sadovod et cochef du groupe de l’immobilier commercial au cabinet, parle de finance, de diversité et de l’avenir du secteur bancaire avec Deland Kamanga, chef, Gestion de patrimoine à la Banque de Montréal.
Leur conversation creuse la question de l’importance de l’inclusion dans les équipes de direction et l’avantage que confère la diversité dans la résolution de problèmes complexes.
Transcription [traduction]
Merv Allen : Bonjour tout le monde et bienvenue au balado Une longueur d’avance! Je m’appelle Merv Allen, et je suis associé et cochef du groupe de l’immobilier commercial chez TRC-Sadovod. En février, TRC-Sadovod a lancé la série de balados Black History Black Futures, qui présentait des entretiens avec des personnes noires pionnières du milieu des affaires au Canada. Nous avons eu droit à trois discussions des plus intéressantes avec Rob Davis de KPMG, Denis Mitchell de Starlight Capital et Terrie-Lynne Devonish d’Altus Group, à propos du parcours unique qui les a menés à leur poste de direction, des leçons qu’ils ont apprises en chemin et de leurs prévisions pour le futur.
Voulant poursuivre ces discussions dans le balado Une longueur d’avance, je suis très heureux de recevoir notre invité du jour. Deland Kamanga est chef, Gestion de patrimoine à la Banque de Montréal, et un géant du secteur bancaire. Je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais j’ai eu le plaisir de rencontrer Deland il y a quelques mois à une activité de financement. C’est un honneur de l’accueillir aujourd’hui. Deland, merci d’être des nôtres.
Deland Kamanga : Tout le plaisir est pour moi, Merv. Je suis honoré de l’invitation.
Merv Allen : Entrons tout de suite dans le vif du sujet. Deland, tu es chef de la gestion de patrimoine à BMO depuis novembre 2021. C’est exact?
Deland Kamanga : Oui, c’est ça.
Merv Allen : Pourquoi as-tu choisi de faire carrière dans le secteur bancaire? Parle-nous un peu de ton parcours personnel.
Deland Kamanga : Bien sûr, Merv. Comme toi, je suis allé à l’Université Western. J’ai obtenu mon diplôme en 1990. Je ne savais pas ce que je voulais faire dans la vie. J’ai envisagé l’immobilier, mais je me suis retrouvé à travailler en finance, et j’ai été engagé par BMO Nesbitt, qui est devenue BMO Marchés des capitaux. Il s’agissait à l’époque de Nesbitt Thomson Deacon Bongard Leslie. J’y ai travaillé de 1991 à 1993, puis je suis passé au comptoir des obligations de la CIBC. J’y suis resté 10 ans, dont une année à New York pour mettre sur pied la division de produits dérivés multiactifs. Ma femme, qui est avocate comme toi, ne voulait pas déménager à New York. « Hors de question que je passe le barreau de New York, qu’elle disait. Je veux rester à Toronto. Bonne chance à New York. » Je suis donc revenu à Toronto et je me suis joint à la division des produits dérivés à revenu fixe de la RBC. J’y suis resté jusqu’en 2006, puis je suis revenu à BMO pour travailler dans les marchés des capitaux. J’étais responsable des produits dérivés multiactifs qui, à l’époque, étaient considérés comme plutôt exotiques. J’ai ensuite été chef, Titres à revenu fixe, devises et marchandises, puis chef, Marchés mondiaux, ce qui fait le tour de notre division Marchés des capitaux. Et puis en novembre 2021, je me suis retrouvé en gestion de patrimoine. C’est tout un parcours : je suis passé par trois banques – CIBC, RBC et BMO – très différentes les unes des autres. La culture y est aussi très différente. Quoi qu’il en soit, j’ai fait une belle carrière qui m’a permis de rencontrer des gens extraordinaires.
Merv Allen : À ce sujet, quelle est la culture de BMO? Comment la décrirais-tu?
Deland Kamanga : Bonne question. Notre culture en est une de convivialité. Le travail d’équipe y est très important. On se souviendra qu’au début des années 90, Matt Barrett était un pionnier de l’égalité des genres. Nous avons d’ailleurs remporté très très tôt des prix Catalyst pour nos efforts en la matière. Les membres de notre organisation sont accueillants, travaillent ensemble et prennent soin les uns des autres. C’est pourquoi je n’ai pas hésité à revenir après avoir travaillé ailleurs pendant plusieurs années. Je dirais même que les piliers de notre culture – l’esprit d’équipe, la convivialité, l’altruisme – se reflètent aussi dans notre service à la clientèle.
Merv Allen : Intéressant. Il est rare qu’une banque soit guidée par de telles valeurs, mais je suis heureux d’entendre que c’est le cas. Quelqu’un – je ne sais pas qui – a déjà dit : « Puissiez-vous vivre à une époque intéressante. » Je crois qu’il s’agissait plus d’une malédiction que d’une bénédiction. Le moins qu’on puisse dire, c’est que notre époque est intéressante. Les problèmes sont légion partout dans le monde. Il y a la hausse des taux d’intérêt, les tensions géopolitiques, les changements climatiques et la crise du logement. Que penses-tu de tout ça? Quel rôle peut jouer le secteur bancaire? Que faites-vous pour garder une longueur d’avance?
Deland Kamanga : Ce sont d’excellentes questions. On dit que ceux qui tentent de lire l’avenir dans une boule de cristal finissent par le regretter. Autrement dit, personne ne sait ce que l’avenir nous réserve. Mais c’est quand même une question importante, surtout pour le Canada, et encore plus pour une banque. Fait notable pour l’économie canadienne, la population du pays vient d’atteindre 40 millions de personnes. Et on peut s’attendre à ce que la population augmente encore de 500 000, voire de 1 000 000 de personnes. La solidité du système bancaire est donc primordiale. C’est une question de souveraineté. Pour revenir à la question du rôle des banques, la solidité du système bancaire du Canada est primordiale étant donné que nous n’avons pas une armée très puissante. Pour être un partenaire commercial majeur de la plus grande économie du monde, il faut un système bancaire à toute épreuve. Les banques canadiennes jouent donc un rôle de premier plan. Je peux donner l’exemple d’un milliardaire américain que je connais – je ne dirai pas son nom – qui voulait aider les personnes dans le besoin aux États-Unis pendant la pandémie. C’était avant le versement des prestations d’aide. Le principal obstacle qu’il a rencontré était le système bancaire. Aux États-Unis, les personnes les plus pauvres en sont exclues. Elles n’ont pas de compte bancaire. Il était donc incapable de transférer l’argent de ses comptes aux personnes qui en avaient le plus besoin. Par comparaison, au Canada, nous avons fait en sorte que la majeure partie de la population ait accès à des services bancaires. Quand le gouvernement du Canada a voulu aider les plus démunis, il a été très facile et très rapide de leur faire parvenir l’argent, grâce au système bancaire canadien. C’est un facteur de la plus haute importance.
Tu m’as aussi demandé ce que nous pensons de… Je le répète, je n’ai pas de boule de cristal, mais j’ai toujours la même réflexion. Il n’y a aucun gain à faire en misant sur la fin du monde. C’est donc un pari absurde. C’est la même histoire depuis 10 000 ans, depuis la palette de Narmer, depuis l’invention de l’écriture. On finit toujours par s’en sortir. On parle beaucoup du risque de récession, de crise généralisée. Pour le moment ce ne semble pas être dans les cartes. C’est vrai que si on regarde les marchés, si on regarde le S&P 500, on peut se dire que la croissance provient de cinq ou six titres seulement. En réalité, 260 des 500 titres du S&P 500 ont pris de la valeur. La reprise est plus généralisée qu’elle n’en a l’air. Et quand on regarde les bénéfices et les bénéfices attendus, on constate qu’effectivement, les attentes sont à la baisse pour 2023, mais à la hausse pour 2024 et 2025. Les choses ne sont donc pas si sombres qu’on pourrait le croire. Un secteur qui pourrait poser problème est celui du crédit. Même si le secteur donne l’impression que tout va bien, on ressent certainement des tensions. Tu as parlé de la hausse des taux d’intérêt. Elle pourrait être source de tension sur les marchés du crédit, ce qui pourrait causer des problèmes. Mais quand on regarde ce que disent nos économistes et nos clients et quand on regarde nos flux de trésorerie, la situation ne semble pas aussi sombre.
S’il y a une question dont il faudrait se soucier davantage, c’est celle de la masse monétaire. La COVID a donné lieu à de vastes rentrées d’argent. On constate une diminution de la M1 aux États-Unis, de 20 billions à 18,5 billions de dollars. Cette diminution va se poursuivre. On peut s’attendre à du resserrement quantitatif. La Réserve fédérale et la Banque du Canada vont diminuer leur achat d’obligations, ce qui devrait entraîner un ralentissement. La croissance ne sera pas des plus robuste, mais ce ne sera pas la catastrophe annoncée. Il y a encore beaucoup d’argent qui circule dans le système. Il y a encore beaucoup d’employeurs qui embauchent. Les géants de la technologie ont effectivement ralenti, mais globalement, l’emploi se porte mieux que ce qu’on disait il y a six mois.
Merv Allen : Oui, c’est vrai. Selon ce que je vois dans le monde où j’évolue, le vrai problème du marché du travail est un manque de main-d’œuvre, pas un surplus. L’impression générale qui se dégage est qu’il y a des emplois à combler. Que penses-tu de tout ça?
Deland Kamanga : Ce que tu dis est vrai, particulièrement pour les travailleurs qui ont un diplôme universitaire. La demande est bien présente et le taux de chômage demeure bas. On constate toutefois de la faiblesse dans le secteur des transports. Fait intéressant, les secteurs des transports et de l’hôtellerie sont extrêmement divers : on y trouve de nombreux employés afro-américains et hispaniques. On constate des tensions dans ces secteurs, ce qui peut être un signe avant-coureur. C’est comme si les secteurs qui avaient le plus profité de la reprise économique – les secteurs des transports et des loisirs ont certainement connu des gains importants quand l’économie a repris du mieux – étaient les premiers à faire les frais d’un ralentissement, faisant ainsi figure de précurseurs. Ce sont donc les seuls secteurs où il y a une certaine faiblesse. Pour les diplômés universitaires et les travailleurs qualifiés, le ciel est au beau fixe.
Merv Allen : Selon ce que tu viens de dire, as-tu l’impression que ce sont les gens les plus vulnérables aux soubresauts de l’économie qui en font encore une fois les frais?
Deland Kamanga : C’est drôle. On dirait effectivement que les gens les plus marginalisés sont les premiers à profiter des rebonds. Ils sont aussi les premiers à souffrir des ralentissements. En 2020, pendant la COVID, je suis tombé sur les statistiques sur l’emploi hors agriculture pour le mois de septembre. Cent pour cent des emplois perdus étaient occupés par des femmes. Cela montre qu’en temps de crise, malgré les progrès réalisés en matière d’égalité entre les sexes (ou les progrès qu’on imagine), lorsqu’un ménage doit choisir qui va sacrifier sa carrière, c’est le plus souvent la femme qui écope. Comme quoi plus ça change, plus c’est pareil. Pour répondre à ta question, il semble effectivement qu’en temps de crise, les plus vulnérables sont toujours les mêmes. Ça n’a toujours pas changé.
Merv Allen : Enchaînons avec ma prochaine question. De nombreuses organisations, dont les nôtres, se demandent quoi faire pour corriger certaines inégalités historiques. Et bon nombre d’entre elles, y compris les nôtres, ont instauré des stratégies en matière de diversité, d’inclusion et d’égalité. Je sais que tu as participé à de nombreuses initiatives de ce genre, dont les suivantes : tu es membre du Comité des leaders sur l’inclusion et la diversité de BMO, commanditaire du programme Return to Bay Street de Women in Capital Markets, fondateur et commanditaire du Black Professionals Network Canada et lauréat du prix Champion 2021 de Catalyst pour ton apport au progrès des femmes par l’inclusion au travail. Peux-tu parler de ton engagement personnel envers la diversité à la banque et de l’importance d’avoir, dans le secteur financier, une équipe de direction dans laquelle tu te reconnais ou, à tout le moins, relativement diverse?
Deland Kamanga : Je vais commencer par la dernière question. J’ai lu un livre fascinant d’un certain Scott Page, qui enseigne au Michigan, si je ne m’abuse : The Diversity Bonus. Il a mené des recherches empiriques sur l’importance de la diversité. Ses conclusions sont intéressantes : prenez un groupe divers dans lequel il y a des conflits. Une équipe. Une équipe diverse. Celle-ci réussira mieux les tâches complexes qu’une équipe homogène. Pour les tâches simples, il n’y a pas vraiment de différence empirique, mais il y en a une pour les tâches complexes. Mais s’il n’y a pas de conflit dans l’équipe diverse, elle n’obtient pas de meilleurs résultats. Ce qu’il avance, c’est que les équipes diverses où règne une certaine sécurité psychologique et dont les membres peuvent s’exprimer librement, dire ce qu’ils pensent vraiment, obtiendront de meilleurs résultats à l’exécution d’une tâche complexe. Pensons aux secteurs du droit, des services bancaires et des technologies, où l’on résout constamment des problèmes complexes. Plus les problèmes à résoudre sont complexes, plus vos équipes doivent être diverses pour faire mieux que la concurrence. J’avais fait à peu près le même constat, sans connaître les preuves empiriques, sur la seule base de mon expérience professionnelle. J’ai constaté que quand on essaie de changer les choses, de gagner des clients, de s’imposer sur le marché, il est véritablement avantageux d’avoir une équipe diverse qui peut générer des idées et donner des opinions différentes. Voilà pourquoi j’ai toujours cru en l’importance de la diversité. Quand j’ai commencé à travailler, mon père m’a dit : « Dans le monde de la finance, tu seras considéré comme un membre d’une minorité visible. Tu rencontreras très peu de personnes qui te ressemblent. Mais tu rencontreras un groupe de personnes qui n’ont pas l’impression d’être différentes. Elles ne se considèrent pas comme des membres d’une minorité visible. Je parle des femmes. Pense à t’allier avec les femmes. Elles comprennent ta réalité. Vous pouvez faire équipe et vous entraider. Et tu ne peux pas faire confiance aux hommes qui disent du mal des femmes quand elles ne sont pas là, car tu peux être assuré qu’ils feront la même chose avec toi. » Cette cause est devenue mon cheval de bataille et a mené à plusieurs initiatives. Je vais te parler de l’une d’entre elles, dont je suis très fier. Quand je travaillais aux Marchés mondiaux, j’ai vu des femmes perdre des clients, perdre leur portefeuille de négociation à leur retour de congé de maternité. Cela nuisait grandement à leur carrière. Nous avons donc instauré un programme de soutien parental à BMO qui garantissait aux femmes qu’elles récupéreraient leur portefeuille de négociation peu importe la durée de leur congé de maternité. Nous leur garantissions leurs clients, et nous avons même convaincu certains clients de prendre cet engagement avec nous.
Nous avons aussi pris des mesures concrètes pour relancer la carrière des femmes touchées. La perte d’un portefeuille de négociation ou de clients peut se traduire par deux, trois ou quatre ans de retard dans une carrière. En aidant les femmes à garder leurs clients et leur portefeuille, on les aidait à poursuivre leur carrière et à combler l’écart avec leurs collègues masculins. On voulait agir concrètement pour être un milieu de travail accueillant pour tout le monde.
Merv Allen : Crois-tu que le fait de s’associer à, disons, des femmes non racisées, de s’investir dans leur succès, permettra d’aider les personnes racisées, y compris les femmes?
Deland Kamanga : J’en suis convaincu, même si tout le monde n’est pas de mon avis. Regardons les statistiques. J’ai vu récemment que les femmes blanches ne gagnent que 66 % de ce que les hommes blancs gagnent. C’est un énorme écart. Ultimement, il me semble indéniable que peu importe la culture, les femmes sont bien plus victimes de discrimination que les hommes. J’ai peur que si on se concentre exclusivement sur, par exemple, les personnes de couleur en négligeant la question du genre, on aide des groupes qui n’en ont pas besoin. Des groupes qui, en Afrique, en Inde ou en Chine, ne sont pas victimes de discrimination. Ils s’en tirent bien. On finit par renforcer la discrimination fondée sur le genre en Amérique du Nord. C’est pourquoi je pense qu’il faut d’abord s’attaquer à cette forme de discrimination. Les femmes non racisées ne doivent toutefois pas oublier que selon les statistiques, les choses sont encore pires pour les femmes racisées, qui ne gagnent que 51 % ou 52 % de ce que les hommes blancs gagnent. Si la situation est encore pire pour les femmes racisées, elle est loin d’être radieuse pour les femmes non racisées. C’est pourquoi je pense qu’on peut compter sur elles. C’est aussi pourquoi je crois fermement qu’il faut d’abord s’attaquer à la discrimination fondée sur le genre.
Merv Allen : J’aimerais aborder un autre sujet. Je parlais récemment à l’une de mes clientes des États-Unis et elle a mentionné un jour férié : Juneteenth. J’avais déjà entendu parler de Juneteenth, mais j’ignorais qu’il s’agissait d’un jour férié national. J’imagine que c’est pour célébrer l’abolition de l’esclavage?
Deland Kamanga : Oui.
Merv Allen : Peux-tu nous décrire brièvement en quoi consiste cette fête et comment elle est devenue un jour férié national?
Deland Kamanga : Bonne question. Et tu as raison, l’administration Biden vient tout juste d’en faire un jour férié national. Il n’y a pas de honte à ne pas bien connaître la fête de Juneteenth. Elle est devenue une fête au Texas en 1980 avant d’être adoptée par, si je ne m’abuse, 35 États au fil des ans, puis d’être déclarée jour férié national par l’administration Biden.
C’est une histoire intéressante. Malgré la Proclamation d’émancipation, par laquelle Lincoln a accordé la liberté à tous les esclaves au milieu de la guerre de Sécession, le Texas a refusé d’obtempérer, même après la fin de la guerre. L’Union a dû envoyer des troupes, menées par le général Gordon Granger, qui sont entrées au Texas le 19 juin 1865. Le général a alors émis l’ordonnance générale no 5 donnant effet à la proclamation. On peut la lire sur Internet. C’est fascinant. Il s’agit d’un ordre très clair donné par le président des États-Unis aux habitants du Texas. Fait intéressant pour les avocats, l’ordonnance aide aussi à comprendre le droit du travail aux États-Unis, car elle indique explicitement que la relation entre le maître et l’esclave est remplacée par une relation entre employeur et employé. Elle enjoint ensuite aux Afro-Américains de rester chez leur ancien maître et de travailler contre rémunération. On y trace le contour d’une relation entre travailleurs et employeur qui existe encore aujourd’hui. On peut même y voir l’origine du régime d’emploi « de gré à gré » en vigueur dans de nombreux États.
Merv Allen : Je crois avoir déjà lu qu’il y avait un lien entre Juneteenth et notre Jour de l’émancipation qui, il me semble, est célébré le 1er août.
Deland Kamanga : Oui.
Merv Allen : Si je me souviens bien, même si les esclaves ont été affranchis à différents moments dans l’histoire du Canada, il est arrivé que des adultes, même s’ils n’étaient plus techniquement des esclaves, soient forcés de faire des stages d’apprenti non rémunérés. Peut-on tracer des parallèles entre Juneteenth et le Jour de l’émancipation?
Deland Kamanga : Oui sans aucun doute. De nombreux codes noirs et lois Jim Crow sont entrés en vigueur juste après Juneteenth. Il y avait de telles lois au Canada. Pensons à notre billet de 10 $. Il rappelle l’histoire d’une dame de la Nouvelle-Écosse qui, si je ne me trompe pas, a été exonérée en 2010 seulement. Elle s’était assise à une place interdite aux Noirs dans un cinéma. C’est un point très important. Bon nombre des problèmes actuels s’expliquent du fait que malgré Juneteenth, et malgré l’abolition de l’esclavage par le Royaume-Uni en 1835, de nombreuses lois n’ont pas changé, ou alors des lois ont été modifiées pour faire en sorte qu’un groupe précis n’ait pas les mêmes droits que les autres. Même les vétérans de la Deuxième Guerre mondiale n’étaient pas épargnés – deux de mes oncles ont servi dans l’Armée canadienne. Notre famille est arrivée de Virginie en 1785; nous sommes donc Canadiens depuis 1785. Au Canada et aux États-Unis, les vétérans pouvaient obtenir un prêt et, dans certains cas, recevoir des terres. La plupart d’entre eux obtenaient un prêt du gouvernement pour acheter une maison. Or, aux États-Unis, le gouvernement fédéral refusait de garantir les prêts pour les maisons qui se trouvaient dans un secteur où la valeur foncière risquait de diminuer. Les vétérans afro-américains n’ont pas eu accès à ces prêts entièrement garantis pour acheter une maison. En fait, de nombreux promoteurs refusaient carrément de vendre aux Afro-américains même s’ils avaient obtenu un prêt de peur que la valeur foncière diminue, ce qui aurait invalidé l’hypothèque. Aujourd’hui, la majeure partie de l’avoir de l’Américain ou du Canadien moyen est rattachée à sa maison. Le fait que certains groupes n’aient pas pu profiter de cet avantage explique bon nombre de leurs problèmes aujourd’hui. Il est étonnant de constater que certains des Africains, Afro-Canadiens et Afro-Américains les plus riches sont des immigrants de première génération – certains prétendent que c’est à cause de leur éthique de travail d’immigrant. Non, c’est parce qu’il y a quarante ou cinquante ans, il était pratiquement impossible de générer de la richesse.
Mon grand-père maternel n’a pas pu contracter un prêt pour financer les études universitaires de ma mère, même en donnant en garantie la ferme qui appartenait à sa famille depuis 1805. C’était encore comme ça en 1960. Toutes les banques de la Nouvelle-Écosse refusaient de prêter de l’argent aux fermes qui se trouvaient dans les secteurs habités par des Noirs. C’est l’une des principales causes de l’écart de richesse. Cet écart prend ses sources dans les lois de ce genre. Heureusement, les choses ont commencé à changer avec notre génération, qui est plus éduquée et a eu plus de possibilités. Pour les générations d’avant il est malheureusement trop tard. Les lois ont rendu presque impossible toute élévation sociale.
Merv Allen : As-tu déjà demandé à ta mère comment ta famille avait traversé la Grande Dépression et d’autres épreuves?
Deland Kamanga : Un de mes oncles, qui est décédé récemment, est né vers la fin de la Grande Dépression. Il nous racontait les histoires qu’on lui avait racontées, parce qu’il était trop jeune pour s’en souvenir. Mais c’est tout. Mais comme ils avaient une ferme en Nouvelle-Écosse à l’époque, ils mangeaient « de la ferme à la table ». Même à cette époque les gens du coin n’ont pas manqué de nourriture. Ça n’avait rien à voir avec les tempêtes de poussière en Oklahoma, les Dust Bowls. Cela va sans dire, toute cette génération vivait beaucoup plus modestement que nous. On bâtissait sa maison. On cultivait sa terre. L’éducation était très différente. Mais ce n’était pas comme aux États-Unis ou même dans les Prairies. Ma famille n’a pas vécu la même chose que les habitants des Prairies ou des États-Unis, avec les tempêtes de poussière.
Merv Allen : Ce serait absurde de ma part de prétendre qu’il n’y a pas eu de progrès en matière de racisme et de discrimination. Pour commencer, je suis associé dans un grand cabinet d’avocats et tu es dirigeant d’une grande banque. Compte tenu de tout ce dont nous avons discuté, comment envisages-tu l’avenir? Que va-t-il se passer selon toi? Es-tu optimiste? Crois-tu que les choses vont s’améliorer?
Deland Kamanga : Je suis très optimiste. Mais honnêtement, je suis plus optimiste pour le Canada que pour les États-Unis, sans pour autant être pessimiste. Quand je me tourne vers l’avenir, je repense aux lois d’antan et je me demande : « Quelles sont les lois en vigueur maintenant qui empêchent des gens de s’épanouir et de prospérer? » Si vous êtes né en Inde dans une caste inférieure, il était très difficile de prospérer dans le pays. Il était plus simple d’émigrer au Canada, où le système de castes n’existe pas. Si vous apparteniez à une certaine religion en Europe de l’Est, des lois vous empêchaient de posséder des terres et de prospérer. En immigrant ici, vous échappiez à ces lois. Bien sûr, il y avait de la discrimination. Il y avait des idéaux et des normes qui vous nuisaient. Mais ce n’étaient pas des lois. Si je suis optimiste quant à la discrimination contre les femmes, les membres des Premières Nations et les personnes d’origine africaine, qui ont beaucoup souffert dans notre société, c’est que beaucoup de mesures ont été prises en Amérique du Nord pour éliminer ces lois, en atténuer les effets ou en tenir compte. Prenons l’exclusion systématique aux États-Unis, le redlining – d’importantes mesures ont été prises pour éliminer la discrimination dans les prêts hypothécaires. Ça donne l’embourgeoisement de Harlem et d’autres quartiers du genre. L’abrogation de ces lois et l’atténuation de leurs effets me donnent confiance en l’avenir. Il est plus facile de combattre les préjugés que le racisme. Le racisme est un préjugé institutionnel. Le racisme, c’est quand les lois sont conçues pour vous faire du tort. Les préjugés? Aucun problème. Toi et moi n’avons aucun problème à combattre les préjugés. Ce ne sont pas les préjugés qui posent problème. C’est le racisme qui fait du tort aux gens. Il y a préjugé institutionnel quand le pouvoir de l’institution, soit le pouvoir des lois, vous empêche de vous épanouir. C’est de plus en plus rare. Les Noirs peuvent jouer dans la NFL, non? Avant ce n’était pas le cas. Ils ne pouvaient pas jouer au baseball. Ils ne pouvaient pas jouer au basketball. Michael Jordan vient de vendre une partie de son équipe pour trois milliards de dollars. Ç’aurait été impensable il y a 50 ans. Impossible. Il n’aurait pas pu faire ça. Il n’aurait même pas pu posséder une équipe. Mais maintenant oui. Les lois ont changé. C’est ça qui me rend optimiste.
Merv Allen : Il semble que nous avons un rôle à jouer en tant qu’avocats.
Deland Kamanga : Oui, tout à fait.
Merv Allen : Je veux te remercier de t’être joint à moi. J’ai adoré notre conversation. Je le répète au nom du cabinet et en mon nom, je suis tellement heureux que tu aies pu nous parler aujourd’hui. Nous avons abordé des sujets importants, et la conversation est loin d’être terminée. J’espère qu’un jour, nous parlerons des sujets abordés au passé, plutôt qu’au présent.
Merci à tous et à toutes de nous avoir écoutés. Merci beaucoup, et j’ai bien hâte de m’entretenir de nouveau avec toi.
Deland Kamanga : Merci beaucoup. Merci d’avoir organisé cet entretien. Je suis content d’y avoir participé.
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