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À la croisée du droit de la construction et de l’insolvabilité

20 mars 2020 Bulletin sur l’insolvabilité et le droit de la construction Lecture de 5 min

L’industrie de la construction, comme bien d’autres, subira les contrecoups de l’actuelle pandémie de COVID-19. Bien souvent, l’insolvabilité d’une seule partie dans la pyramide de la construction en affecte plusieurs autres. Il est donc prudent de prendre connaissance des principaux enjeux qui interviennent à la croisée du droit de la construction et de l’insolvabilité. Dans ce bulletin, on se penche sur trois de ces enjeux : (1) la « suspension des procédures », (2) l’application des dispositions relatives aux fiducies de la Loi sur la construction[1] dans un contexte d’insolvabilité et (3) le traitement réservé aux fournisseurs essentiels à la restructuration d’une entreprise de construction.

Suspension des procédures

La « suspension des procédures » est un élément clé de la procédure d’insolvabilité. Elle a pour effet d’empêcher des parties d’introduire une instance judiciaire contre un débiteur qui s’est placé sous la protection d’une loi canadienne sur l’insolvabilité et la restructuration. Elle empêche par exemple un créancier d’exercer un recours fondé sur le privilège contre un entrepreneur ayant déclaré faillite aux termes de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la « LFI »)[2].

La portée de la suspension est légèrement différente dans la procédure entreprise en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la « LACC »)[3]. L’ordonnance généralement obtenue au début d’une telle procédure exclut de la suspension l’enregistrement des revendications de privilège. Par contre, lorsque le débiteur est un entrepreneur général, l’enregistrement de ces revendications peut paralyser l’entreprise, puisque l’enregistrement d’un privilège constitue souvent un motif de gel des paiements au prorata des travaux pour un propriétaire.

En 2013, dans une affaire fondée sur la LACC mettant en cause un entrepreneur général, l’ordonnance initiale avait omis l’exclusion habituelle de l’enregistrement des revendications de privilège au motif que l’exercice de ces droits aurait freiné le flux des paiements dans plusieurs projets et limité la capacité du débiteur d’exercer ses activités[4]. La suspension générale, quant à elle, était hautement préjudiciable aux créanciers privilégiés potentiels. À titre de compromis, la cour a prononcé une « ordonnance de régularisation des privilèges » qui a créé un régime de revendication de privilège différent de celui de la loi, sans toutefois restreindre la capacité du débiteur à demander les paiements au prorata des travaux. Depuis, ces ordonnances sont régulièrement prononcées dans le cadre de procédures engagées en vertu de la LACC impliquant des entrepreneurs.

En plus de les empêcher d’engager des procédures judiciaires contre un débiteur, une suspension empêche les parties d’utiliser la faillite du débiteur comme motif pour résilier leur contrat avec lui[5] et provoque l’arrêt de toute procédure en cours. Bien qu’une partie à qui la suspension cause un préjudice puisse demander au tribunal de l’écarter[6], il est rare qu’une ordonnance à cet effet soit accordée.

Réclamations fondées sur une fiducie en vertu de la Loi sur la construction

Les réclamations fondées sur une fiducie reçoivent un traitement particulier dans un contexte d’insolvabilité. L’argent que le débiteur détient en fiducie pour le compte d’une autre partie ne fait pas partie de l’actif du failli : il ne peut donc pas être distribué aux créanciers[7].

La Loi sur la construction prévoit plusieurs types de fiducies.

Par exemple en vertu de son article 8, les sommes dues à un entrepreneur ou à sous-traitant constituent un fonds en fiducie au bénéfice de l’entrepreneur ou des sous-traitants qui ont des créances impayées[8]. La validité de cette fiducie d’origine législative dans le cadre d’une procédure d’insolvabilité a récemment été confirmée dans The Guarantee Company of North America v. Royal Bank of Canada[9]. Dans cette affaire, le débiteur, qui exploitait une entreprise d’asphaltage, avait déclaré faillite avant de recouvrer les sommes que lui devait une municipalité pour des travaux terminés. Le séquestre nommé pour la gestion des affaires de l’entreprise a reçu les paiements de la part de la municipalité et, conformément à une ordonnance de la cour, a déposé les fonds dans un compte dans lequel se confondent des fonds reçus pour d’autres projets.

Dans le cadre d’un litige concernant la priorité sur les fonds déposés, un créancier soutenait qu’aucune fiducie n’avait été établie à l’égard de ces fonds, puisqu’ils avaient été confondus avec les montants reçus à titre de paiement d’autres créances. La Cour d’appel de l’Ontario n’a pas souscrit à cet avis, estimant que la confusion de fonds provenant de divers projets n’empêchait pas la création d’une fiducie, puisque les fonds demeuraient identifiables et traçables. Par conséquent, les fonds reçus de la municipalité constituaient une fiducie au bénéfice des fournisseurs impayés et ne faisaient pas partie de l’actif du débiteur.

Plus tôt cette année, la Cour d’appel de l’Ontario a publié ses motifs dans l’affaire Urbancorp Cumberland 2 GP Inc. (Re)[10], dans laquelle elle a conclu que la fiducie prévue à l’article 9 de la Loi sur la construction demeurait valide lors d’une procédure en insolvabilité. Cet article établit une fiducie au bénéfice d’un entrepreneur impayé à l’égard du produit de la vente des lieux qu’il a améliorés. Dans Urbancorp, la fiducie a été maintenue même si le produit de la vente a été versé au contrôleur nommé par la cour supervisant la faillite d’Urbancorp sous le régime de la LACC plutôt qu’au propriétaire des lieux, expressément reconnu comme fiduciaire du fonds en fiducie visé à l’article 9 de la Loi sur la construction.

Les dispositions relatives aux fiducies de la Loi sur la construction offrent donc de puissants outils aux intervenants de l’industrie de la construction pour recouvrer des fonds qui, dans d’autres secteurs, seraient perdus.

Approvisionnement d’un entrepreneur insolvable

Un fournisseur qui a déjà essuyé une perte en raison d’un entrepreneur qui s’est placé à l’abri de ses créanciers serait, avec raison, réticent à lui fournir quoi que ce soit de plus selon les modalités de crédit habituelles. Bien que la « suspension » examinée ci-dessus empêche un fournisseur de résilier ses contrats d’approvisionnement en raison d’une insolvabilité, la LFI et la LACC le protègent toutes deux de l’obligation d’avancer de nouveaux crédits à un débiteur qui est protégé de ses créanciers par une loi[11]. Cependant, lorsque l’approvisionnement est essentiel à une tentative de restructuration, et que les flux de trésorerie du débiteur rendent le paiement à la livraison peu pratique, un tribunal peut prononcer une ordonnance déclarant qu’une personne est un « fournisseur essentiel »[12]. Un fournisseur essentiel peut être contraint de fournir des biens ou des services qui sont essentiels à la poursuite des activités. Il a toutefois droit à une sûreté sur les nouveaux crédits, laquelle pourrait avoir priorité sur les réclamations des autres créanciers garantis.

Le droit de ne pas avancer de nouveaux crédits et l’octroi aux fournisseurs essentiels d’une charge prioritaire sur les actifs d’un débiteur qui ne peut payer à la livraison offrent aux fournisseurs de l’industrie de la construction une certaine protection contre les entrepreneurs insolvables. Les fournisseurs ont avantage à s’en prévaloir lorsqu’ils prennent connaissance de l’insolvabilité d’un client.

Ce qu’il faut retenir

Les effets d’une suspension des procédures contre un débiteur insolvable dans la pyramide de la construction, les fiducies prévues par la Loi sur la construction et les droits accordés aux fournisseurs d’entreprises insolvables sont tous des facteurs importants des procédures d’insolvabilité dans l’industrie de la construction, qu’elles soient engagées en vertu de la LFI ou de la LACC. Ce sont généralement des procédures très rapides. Les intervenants de l’industrie qui connaissent ces concepts peuvent solliciter des conseils juridiques dès le début et ainsi mieux défendre leurs intérêts.

par Jeffrey Levine et Nicole Rozario

[1] Loi sur la construction, L.R.O. 1990, c. C.30 (la « Loi sur la construction »).
[2] Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B-3 (« LFI »), par. 69(1).
[3] Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, c. C-36 (« LACC »
[4] Voir Comstock Canada Ltd. (Re), 2013 ONSC 6043.
[5] LFI, par. 84.2(1).
[6] Par exemple, en vertu de la LFI, par. 69.4(1).
[7] LFI, al. 67(1)a).
[8] Loi sur la construction, art. 8.
[9] 2019 ONCA 9.
[10] 2020 ONCA 197.
[11] LFI, par. 65.1(4); LACC, art. 11.01.
[12] LACC, par. 11.4(1).

Mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt consulter ses propres conseillers juridiques.

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