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Loi sur la concurrence : un premier panier de modifications

18 septembre 2023 Bulletin Concurrence et anti-trusts Lecture de 7 min

Le 14 septembre 2023, dans la déclaration Nous luttons pour la classe moyenne, le premier ministre Trudeau a annoncé une série de mesures d’abordabilité destinées à soutenir « la classe moyenne et les personnes qui travaillent fort pour en faire partie », en marge des rencontres de stratégie politique que tient le Parti libéral en vue de combattre l’augmentation du coût de la vie au Canada[1]. Les mesures en question ciblent l’inflation du panier d’épicerie et la pénurie de logements abordables au pays[2]. Dans le présent bulletin, nous nous intéressons aux modifications proposées à la Loi sur la concurrence, dont les répercussions se feront sentir bien au-delà de l’épicerie.

Modifications proposées à la Loi sur la concurrence

Le premier ministre a annoncé qu’Ottawa présentera une « première série » de modifications à la Loi sur la concurrence « mettant l’accent sur le secteur de l’épicerie ».

Des modifications additionnelles suivront « au cours des prochains mois » en réponse à la consultation publique sur la modernisation de la Loi menée du 17 novembre 2022 au 31 mars 2023[3].

Le libellé exact des changements proposés n’était pas connu au moment d’écrire ces lignes, mais les trois modifications à la Loi décrites dans la déclaration du 14 septembre sont les suivantes :

1. Conférer au Bureau de la concurrence le pouvoir de réaliser des études de marché : Pour étudier les marchés, le Bureau de la concurrence réclame depuis longtemps le pouvoir de contraindre les entreprises à lui fournir des informations, afin qu’il ne doive pas compter uniquement sur les informations du domaine public ou celles que lui communiquent volontairement les participants au marché. Le Bureau dispose déjà de ce pouvoir contraignant lorsqu’il enquête sur une conduite qui, selon lui, pourrait contrevenir à la Loi sur la concurrence. Un régime l’autorisant à exiger la production d’informations pour des études de marché s’alignerait sur ceux de nombreux autres territoires de compétence[4] et lui permettrait de recueillir toutes les informations nécessaires pour protéger la concurrence[5]. Le bilan des études de marché réalisées sous l’ancien régime de droit de la concurrence du Canada est cependant, au mieux, mitigé[6]. Il y aurait un risque que de tels pouvoirs contraignent des entreprises à s’engager dans des processus de recherche d’information longs et coûteux qui pourraient soulever des questions de confidentialité et d’équité procédurale, sans qu’elles bénéficient pour autant des garanties d’équité procédurale d’une véritable enquête. Les études pourraient porter sur des secteurs d’activité mal-aimés de la population ou qui mobilisent l’attention de la classe politique.

S’il nous est impossible d’évaluer avec justesse l’incidence possible des pouvoirs proposés sans le libellé exact des modifications, nous pensons que celles-ci comprendront des restrictions destinées à alléger le fardeau imposé aux entreprises et à répondre aux préoccupations entourant l’équité procédurale, et qu’elles pourraient obliger Ottawa à répondre à toute recommandation que ferait le Bureau dans un rapport d’étude de marché[7].

2. Éliminer la défense fondée sur les gains en efficience dans le cadre de l’examen des projets de fusion : Le Bureau et d’autres acteurs réclament aussi depuis un certain temps une modification qui éliminerait la défense fondée sur les gains en efficience prévue par la Loi ou qui en limiterait la portée, dans le contexte des projets de fusion. À titre informatif, les dispositions de la Loi sur la concurrence relatives à l’examen des fusions prévoient la possibilité d’invoquer une défense fondée sur les gains en efficience, laquelle veut qu’une fusion anticoncurrentielle puisse aller de l’avant si les parties fusionnantes peuvent démontrer que les gains en efficience issus de la fusion surpasseront ou neutraliseront les effets anticoncurrentiels qui résulteront vraisemblablement de l’accord. Cette défense repose sur le principe voulant que les gains en efficience stimulent l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne, les fusions pouvant générer d’importantes économies d’échelle, améliorer la productivité et favoriser l’innovation. Elle fait cependant l’objet de vifs débats, et le Bureau a clairement exprimé son avis sur le sujet : la défense fondée sur les gains en efficience est préjudiciable parce qu’elle permet que des fusions anticoncurrentielles aillent de l’avant et qu’elle empêche le Bureau de contester des fusions jugées anticoncurrentielles par ailleurs. Il soutient que la défense fondée sur les gains en efficience entraîne des hausses de prix et nuit à l’intérêt public[8]. Cela dit, le Bureau vient d’avoir gain de cause dans une importante affaire où les parties fusionnantes alléguaient que les gains en efficience considérables prévus dépasseraient largement les effets anticoncurrentiels de la fusion proposée. Dans cette affaire, la décision du Tribunal de la concurrence, confirmée par la Cour d’appel fédérale, a fortement restreint la possibilité d’invoquer cette défense[9].

Il reste à voir si la modification proposée éliminera complètement les gains en efficience du processus d’examen des projets de fusion ou si elle les traitera plutôt comme un des facteurs à prendre en considération pour déterminer si une fusion est anticoncurrentielle.

3.  Permettre au Bureau de la concurrence de prendre des mesures contre les collaborations qui étouffent la concurrence et limitent le choix des consommateurs : La nature exacte de cette proposition sera à préciser, d’autant que la Loi sur la concurrence offre déjà plusieurs outils pour contester des collaborations qui soulèvent des préoccupations entourant la concurrence, notamment des dispositions concernant (i) les complots criminels, (ii) les accords anticoncurrentiels et (iii) l’abus de position dominante. Ce projet de modification concerne les « situations où de grands épiciers empêchent des concurrents plus petits de s’installer près d’eux » et semble s’aligner sur la recommandation du Bureau de limiter les clauses restrictives, dans les baux du secteur de l’épicerie, pour faciliter l’ouverture de nouveaux magasins d’alimentation[10]. Le rapport du Bureau conclut que les contrôles de propriété peuvent limiter la concurrence des nouveaux épiciers et priver les consommateurs des avantages que la concurrence apporte : des prix plus bas, un plus grand choix et un niveau d’innovation plus élevé.

 À propos de l’approche choisie

Le gouvernement fédéral souhaite aussi que les grandes chaînes de supermarchés répondent à la hausse du prix du panier d’épicerie. Dans son annonce, il convoque les chefs de la direction de Loblaws, Sobeys, Metro, Costco et Walmart à une réunion à Ottawa afin que des moyens soient pris pour « stabiliser les prix des produits d’épicerie ». Les grandes chaînes ont jusqu’à l’Action de grâce pour faire connaître leur plan de stabilisation, à défaut de quoi Ottawa agira[11] et examinera « tous les outils à [sa] disposition… [sans exclure] le recours à des mesures fiscales[12] ». S’il est fréquent que des gouvernements accompagnent des secteurs d’activité donnés dans la recherche de solutions à des problèmes, l’approche employée ici est inusitée dans la mesure où il est généralement interdit à des concurrents de discuter de prix entre eux. En fait, les dispositions de la Loi sur la concurrence relatives au complot interdisent expressément aux concurrents de conclure des accords pour fixer, maintenir, augmenter ou contrôler le prix de la fourniture de produits – sans exceptions.

Quant aux modifications proposées à la Loi, deux des trois étaient au menu de la consultation récente (comme il est expliqué ci-dessus), mais le moment de leur annonce et la manière dont elles ont été présentées étaient inhabituels.

La prochaine étape de la consultation publique lancée le 17 novembre 2022 pour moderniser la Loi sur la concurrence sera la production d’un rapport. On s’attend à ce que celui-ci contienne des recommandations détaillées de modifications à la Loi[13]. Il est donc curieux que des modifications précises à cette dernière soient présentées alors que le processus de consultation qui la concerne est toujours en cours.

La Loi sur la concurrence est une loi d’application générale; elle s’applique à tous les secteurs d’activité au Canada. Il est très inhabituel que des modifications y soient proposées pour remédier à des préoccupations entourant la concurrence dans un secteur en particulier. En l’occurrence, la déclaration du premier ministre présente les modifications annoncées comme des mesures répondant à des problèmes liés au secteur de l’épicerie, mais celles-ci auront des conséquences à long terme pour l’ensemble de l’économie.

Les modifications proposées soulèvent des questions sur l’avenir de la politique de la concurrence au Canada, notamment en ce qui concerne la nature des changements envisagés, leur calendrier de mise en œuvre et la prise en compte des résultats de la vaste consultation publique menée en vue de moderniser la Loi sur la concurrence. Comme les réformes législatives annoncées constitueront une « première série » de modifications à la Loi, des modifications additionnelles suivront vraisemblablement à une date ultérieure, dans la foulée de la consultation publique.

Le groupe Concurrence de TRC-Sadovod vous tiendra au courant de la suite de ce dossier.

[1] Voir Nous luttons pour la classe moyenne
[2] La déclaration annonce aussi le report de la date limite de remboursement des prêts à terme pour les entreprises qui ont recouru au Compte d’urgence pour les entreprises canadiennes, une mesure adoptée pendant la pandémie pour aider les petites entreprises à se maintenir à flot.
[3] Voir le document de consultation L’avenir de la politique de la concurrence au Canada. Nous commentons aussi certaines des modifications proposées dans notre document
What’s It All About Matthew(en anglais).
[4] La Loi sur la concurrence permet actuellement au Bureau de recueillir des informations dans le cadre d’enquêtes formelles sur de possibles comportements anticoncurrentiels (sous la supervision des tribunaux) et dans le cadre de l’examen de projets de fusion.
[5] Voir le mémoire déposé le 15 mars 2023 par le Bureau de la concurrence dans le cadre de la consultation L’avenir de la politique de la concurrence au Canada
[6] Par exemple, le Bureau a mené de nombreuses enquêtes sur le secteur pétrolier et gazier qui n’ont pas donné lieu à des procédures ou à des réformes gouvernementales, dont une étude de huit ans amorcée en 1973 par le directeur des enquêtes et recherches en vertu de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions (qui a précédé la Loi sur la concurrence). Cette étude, lancée à la suite d’une plainte de l’Association des consommateurs du Canada, s’est conclue par un renvoi au directeur de la Commission sur les pratiques restrictives du commerce (le prédécesseur du Bureau de la concurrence) pour une enquête générale sur le secteur qui a duré cinq ans et pendant laquelle des audiences se sont tenues partout au pays en 1981 et 1982.
[7] Voir le mémoire du Bureau de la concurrence mentionné à la note 5.
[8] Voir la recommandation du Bureau de la concurrence : la défense fondée sur les gains en efficience devrait être abrogée, et les gains en efficience devraient plutôt être intégrés à la liste des facteurs dont le Tribunal [de la concurrence] peut tenir compte pour déterminer si une fusion diminue ou empêche sensiblement la concurrence. Voir aussi l’allocution du 20 octobre 2022 du commissaire « Saisir le moment pour bâtir un Canada plus concurrentiel».
[9] Voir notre bulletin La Cour d’appel fédérale confirme l’approche du Tribunal de la concurrence quant à la controversée défense fondée sur les gains en efficience
[10] Le Bureau note ce qui suit dans son rapport  : Un contrôle de propriété, souvent appelé clause restrictive, « limite l’utilisation possible d’un bien immobilier par une personne. On trouve généralement ces clauses dans un accord juridique comme un bail ou un acte qui transfère le titre. Par exemple, dans le cas d’un centre commercial, les contrôles de propriété limitent souvent le type de magasin qui peut y être ouvert. »
[11] Voir CBC Lite | Government calls for meeting with CEOs of Canada’s biggest grocery chains to talk food prices (en anglais).
[12] Voir Nous luttons pour la classe moyenne. À noter que le Bureau a aussi réalisé en juin 2023 l’Étude de marché sur le secteur de l’épicerie de détail, dans laquelle il recommande que les administrations fédérale, provinciales et territoriales, et non les participants du secteur, collaborent pour améliorer la concurrence dans le secteur. Ces recommandations sont notamment de fournir un soutien financier aux nouveaux épiciers, de simplifier les exigences réglementaires, de mettre en œuvre des politiques qui favorisent la croissance des épiciers indépendants et d’épiciers internationaux et de limiter les contrôles de propriété qui rendent difficile l’ouverture de nouveaux magasins.
[13] Voir le document de consultation L’avenir de la politique de la concurrence au Canada.

par James B. Musgrove, François Tougas, Beth Riley, Joshua Chad et Hannah Johnson

Mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.

© TRC-Sadovod S.E.N.C.R.L., s.r.l. 2023

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