Arrêt Uber de la Cour suprême du Canada : des balises pour s’y retrouver en matière d’arbitrages et de recours collectifs
Arrêt Uber de la Cour suprême du Canada : des balises pour s’y retrouver en matière d’arbitrages et de recours collectifs
Dans l’arrêt Uber Technologies Inc. c. Heller[1], la Cour suprême du Canada a invalidé une clause d’arbitrage couramment utilisée, et a ainsi donné aux chauffeurs Uber le feu vert pour exercer un recours collectif envisagé. Cette décision est un avertissement pour les entreprises qui tiennent pour acquis que les clauses d’arbitrage qu’elles insèrent dans leurs contrats types empêchent l’exercice des recours collectifs. Les entreprises qui invoquent les clauses d’arbitrage stipulées dans des contrats types devraient examiner attentivement ces clauses pour améliorer leurs chances de s’opposer avec succès à de futures contestations portées devant les tribunaux dans le cadre de recours collectifs.
Par ailleurs, dans sa décision solidement motivée, la Cour suprême confirme de façon générale un principe essentiel en matière d’arbitrage commercial, soit la présomption suivant laquelle toute contestation de la compétence de l’arbitre doit d’abord être tranchée par ce dernier. Soucieuse de corriger ce qu’elle estimait être une injustice subie par les chauffeurs Uber, la Cour d’appel de l’Ontario avait restreint considérablement la portée de ce principe – connu sous le nom de « principe de la compétence-compétence ». En proposant une nouvelle exception d’une portée plus restreinte au principe de la compétence-compétence, la Cour suprême du Canada confirme que le Canada demeure un pays favorable à l’arbitrage pour les entreprises qui cherchent de bonne foi à se prévaloir des avantages de l’arbitrage commercial.
Le dilemme arbitrage – recours collectif
Les cadres législatifs qui régissent les arbitrages et les recours collectifs ne visent pas à corriger les mêmes lacunes du processus judiciaire traditionnel. Les lois relatives à l’arbitrage permettent aux parties de conclure une convention d’arbitrage exécutoire qui leur permet :
- de court-circuiter les délais judiciaires en désignant une personne expressément chargée de rendre une décision dans leur dossier selon une procédure accélérée;
- d’adapter la procédure à l’affaire, au lieu d’appliquer des règles de procédure judiciaire universelles;
- de protéger les relations d’affaires en assurant la confidentialité;
- de confier à des experts les dossiers techniques qui seraient autrement traités par des juges généralistes.
Dans les échanges commerciaux internationaux, l’arbitrage permet également aux justiciables régis par des systèmes juridiques différents de soumettre leurs conflits à un tribunal neutre et de faire exécuter la décision qui en résulte dans les divers États où le débiteur peut avoir des biens.
Par ailleurs, les lois sur les recours collectifs visent à améliorer le règlement traditionnel des litiges :
- en améliorant l’accès à la justice des justiciables dont les litiges ne peuvent être tranchés efficacement au cas par cas;
- en favorisant l’économie des ressources judiciaires relativement aux réclamations en nombre qui grèveraient les ressources du système judiciaire;
- en favorisant la modification des comportements chez les auteurs d’actes répréhensibles qui autrement n’auraient pas à rendre compte d’actes qui entraînent des pertes qui, bien que modestes à l’échelle individuelle, n’en sont pas moins répandues[2].
Les objectifs des lois sur l’arbitrage et de celles relatives aux recours collectifs se complètent souvent, mais ils peuvent entrer en conflit lorsque les personnes qui veulent intenter un recours collectif présentent des demandes découlant d’un contrat type renfermant une clause d’arbitrage. Jusqu’à l’arrêt Uber, la Cour suprême et d’autres juridictions canadiennes avaient tranché ce type de conflit en faveur de l’arbitrage, sauf lorsqu’une loi relative à la protection du consommateur rendait nulle la clause d’arbitrage. Elles estimaient que les clauses d’arbitrage conféraient des droits contractuels substantiels qui ne pouvaient être subordonnés à une loi sur les recours collectifs purement procédurale[3].
Pas plus tard que l’an dernier, la Cour suprême confirmait cette position pro-arbitrage en refusant de permettre aux entreprises demanderesses de « se greffer » à un recours collectif parallèle exercé par des consommateurs en vertu d’une loi relative à la protection du consommateur. Même si le recours collectif envisagé visait la même défenderesse, reposait sur le même contrat type et soulevait les mêmes questions, les clauses d’arbitrage conclues avec les non-consommateurs demeuraient valides, et la Cour en a par conséquent reconnu la validité en sursoyant au recours collectif envisagé par les non-consommateurs[4].
Qui se prononce sur les questions de portée et de validité : les juges ou les arbitres?
Afin de pouvoir continuer à exercer des recours collectifs, des demandeurs ont contesté la portée et la validité des clauses d’arbitrage dans divers types de situations. Ces affaires soulèvent la question de savoir qui devrait trancher ces contestations de compétence en premier lieu : le tribunal arbitral ou un tribunal judiciaire? Les lois relatives à l’arbitrage confèrent aux tribunaux arbitraux le pouvoir de statuer sur leur propre compétence, mais permettent aussi aux tribunaux judiciaires de trancher ces questions.
Dans l’arrêt de principe Dell, la Cour suprême du Canada a adopté le principe de la compétence-compétence pour harmoniser les pouvoirs concurrents que possèdent à la fois les cours de justice et les tribunaux arbitraux pour statuer sur des questions de compétence. La Cour a reconnu qu’à défaut de déférence judiciaire initiale à l’égard des tribunaux arbitraux sur des questions de compétence, un contractant pourrait contourner la compétence expresse qu’a le tribunal arbitral de statuer sur la portée ou la validité d’une convention d’arbitrage en intentant une action et en invoquant le pouvoir de la cour de trancher la question. La Cour a par conséquent créé une forte présomption suivant laquelle ces contestations de compétence doivent d’abord être tranchées par les tribunaux arbitraux, sous réserve d’une révision ultérieure par un tribunal judiciaire[5].
Par ailleurs, dans l’arrêt Dell, la Cour suprême a reconnu que, dans certains cas exceptionnels, une question de compétence devait d’abord être tranchée par un tribunal judiciaire. En particulier, si la question de compétence peut être tranchée rapidement par le tribunal judiciaire, il n’y a aucun avantage à la renvoyer à l’arbitre uniquement pour que le tribunal fournisse une réponse différente à une date ultérieure. Les questions de droit pures et les questions mixtes de fait et de droit auxquelles on peut répondre par un examen « superficiel » de la preuve sont deux exemples de situations dans lesquelles les tribunaux judiciaires peuvent rendre une décision rapidement. Il n’est donc pas nécessaire de soumettre ces questions à l’arbitrage pour qu’elles fassent l’objet d’un contrôle de la part de la cour après que l’arbitre a rendu sa décision[6].
Ces exceptions bien précises au principe de la compétence-compétence ont permis aux tribunaux judiciaires d’envisager l’illégalité potentielle de clauses d’arbitrage fondées sur des interdictions prévues par la loi, puisque ces situations soulèvent des questions de droit pures. Les tribunaux judiciaires ont donc effectivement donné aux lois relatives à la protection du consommateur une interprétation qui invalide les clauses d’arbitrage, et ils ont jugé que les lois encadrant la prestation de services professionnels ne les invalidaient pas[7].
La Cour d’appel de l’Ontario n’emprunte pas le bon chemin pour atteindre sa destination
L’affaire Uber découlait d’un recours collectif proposé exercé par un chauffeur Uber qui alléguait que les chauffeurs Uber avaient droit aux avantages prévus par la législation en matière de normes d’emploi. Les contrats types d’Uber stipulent que tout différend entre elle et un chauffeur doit d’abord faire l’objet d’une médiation, puis d’un arbitrage, conformément aux règlements de la Chambre de commerce internationale (la « CCI »). La CCI a traité 842 dossiers en 2018, ce qui en fait l’une des institutions internationales d’arbitrage les plus actives dans le monde. Le montant médian en litige dans ces affaires était de cinq millions de dollars américains[8].
Uber utilisait une clause contractuelle type dite « méd.-arb. » (médiation-arbitrage) de la CCI qui intégrait par renvoi les règles de la CCI. Étant donné que la CCI traite habituellement des litiges importants et complexes, les procédures de médiation et d’arbitrage en cause exigeaient le paiement de frais administratifs et d’un dépôt initial totalisant 14 500 $ US, ce qui correspondait à la quasi-totalité du revenu annuel du demandeur[9].
Comme le chauffeur s’était engagé contractuellement envers une filiale d’Uber située aux Pays-Bas, le contrat d’Uber stipulait aussi qu’Amsterdam était le lieu de l’arbitrage et que le contrat était régi par le droit néerlandais. Ce choix du lieu de l’arbitrage et du droit applicable donnait au chauffeur l’impression qu’il lui faudrait se rendre à Amsterdam pour tout arbitrage, et que la législation ontarienne en matière de normes d’emploi était écartée au profit de la législation néerlandaise, et ce, même si cette impression pouvait être fausse.
Uber a invoqué la clause d’arbitrage pour obtenir le sursis du recours collectif projeté en première instance. La Cour d’appel de l’Ontario a toutefois infirmé cette décision au motif que la clause d’arbitrage était nulle parce qu’elle était à la fois illégale et inique. L’illégalité découlait du fait que la Cour d’appel présumait que la législation en matière de normes d’emploi s’appliquait et que, selon son interprétation, cette législation rendait nulles les clauses d’arbitrage dans le cas de litiges où une violation des normes en question était alléguée. L’iniquité découlait du montant du dépôt à verser et du lieu de l’arbitrage à l’étranger, ainsi que des règles de droit étrangères applicables[10].
Pour en arriver à cette conclusion, la Cour d’appel de l’Ontario s’est fondée sur les deux conclusions de droit préliminaires suivantes :
- le tribunal saisi d’une requête en sursis de l’instance au profit de l’arbitrage doit tenir pour avérées toutes les allégations de fait du demandeur. Cette présomption fait en sorte que les chauffeurs Uber sont réputés être des « employés » au sens de la législation en matière de normes d’emploi, même si les faits entourant les allégations étaient âprement contestés et ne pouvaient être tranchés par un examen « superficiel » de la preuve[11];
- le principe de la compétence-compétence ne s’applique qu’aux questions concernant la portée de la clause d’arbitrage et non à celles relatives à sa validité[12].
La volonté de la Cour d’appel de protéger les chauffeurs Uber contre une éventuelle injustice était compréhensible. Mais si la Cour suprême avait emboîté le pas et suivi cette approche, elle aurait dénaturé le principe de la compétence-compétence. Adopter cette démarche permettrait à un justiciable de se soustraire à l’arbitrage en plaidant, par stratégie, n’importe quelle invalidité, même si les constatations finales tirées au sujet des faits devaient démontrer que la clause d’arbitrage était valide.
Des questions relatives à la validité d’une clause d’arbitrage peuvent souvent être soulevées dans des arbitrages commerciaux entre des contractants avisés, même à défaut de disposition législative interdisant l’arbitrage. Ainsi, dans bon nombre d’arbitrages commerciaux internationaux, des questions ont été soulevées au sujet de la question de savoir si la partie qui n’a pas signé une convention d’arbitrage conclue par une personne morale apparentée est liée par la convention. Ces questions complexes, qui concernent les règles du mandat et la personnalité distincte des sociétés, soulèvent des questions de compétence portant sur l’existence et la validité d’ententes conclues en ce qui a trait à des non-signataires[13]. Si ces questions sont soulevées au cours d’une action, elles doivent être renvoyées à l’arbitre et non être tranchées par les tribunaux judiciaires en partant du principe qu’il faut tenir pour avérées les allégations de la partie qui conteste la clause.
La nouvelle exception restreinte proposée par la Cour suprême au principe de la compétence-compétence
Dans sa décision, la Cour suprême du Canada est parvenue au même résultat que la Cour d’appel, mais pour des motifs plus restreints. Elle a choisi de ne pas limiter l’application du principe de la compétence-compétence aux seules questions concernant la portée de la clause et a englobé celles relatives à la validité de la clause. La Cour suprême a plutôt déclaré que les tribunaux judiciaires pouvaient statuer sur toute contestation de bonne foi de la compétence de l’arbitre qui dépendait de conclusions factuelles complexes, lorsqu’il existait « une réelle possibilité » que l’arbitre ne se prononce jamais sur la question[14].
Dans cet arrêt, la Cour a jugé que les frais exigés par la CCI pour que l’arbitrage soit entamé constituaient, pour le chauffeur Uber, un « obstacle infranchissable » qui faisait en sorte qu’il était peu probable qu’un arbitre se prononce un jour sur la validité de la clause d’arbitrage. Il revenait donc à la Cour de trancher la question. La Cour a par ailleurs prévenu que les contestations de compétence qui semblaient constituer une tactique dilatoire devaient quand même être d’abord soumises à un arbitre. Les contestations qui, après avoir été jugées par un tribunal judiciaire, s’avéraient non fondées pouvaient être dissuadées au moyen d’une indemnisation complète des dépens[15].
Cette exception au principe de la compétence-compétence devrait rarement jouer dans les différends commerciaux où, le plus souvent, une entreprise soumet une réclamation dont le montant est beaucoup plus élevé que les frais administratifs et devrait donc disposer des ressources nécessaires pour acquitter le dépôt initial ou obtenir des conseils au sujet du droit étranger. Par conséquent, la Cour suprême a défendu la réputation internationale du Canada en tant que pays favorable à l’arbitrage commercial, avec un système de justice qui encourage et respecte l’arbitrage[16]. Même si elle a ensuite invalidé la clause d’arbitrage d’Uber, la Cour suprême a réussi à le faire sans nuire du même coup aux véritables arbitrages commerciaux impliquant des parties canadiennes[17].
Une mise en garde à l’intention de ceux qui utilisent des contrats types en matière d’arbitrage
Ayant conclu qu’il existait « une réelle possibilité » que la contestation de la compétence formulée par le chauffeur Uber ne soit jamais tranchée par un arbitre, la Cour suprême a ensuite accueilli l’objection et déclaré la convention d’arbitrage nulle du fait de son iniquité. Elle a choisi de ne pas trancher la question plus complexe de savoir si la législation en matière de normes d’emploi aurait également pour effet d’invalider la clause[18].
Cette reformulation complète, par la Cour suprême, des règles de droit relatives à l’iniquité applicables au Canada sera utile pour tous ceux qui utilisent des contrats types, et pas seulement pour ceux qui y insèrent des dispositions en matière d’arbitrage. La Cour a reformulé le critère général suivant à deux volets : a) il doit exister une inégalité du pouvoir de négociation entre les parties en raison des caractéristiques personnelles du demandeur en général ou de sa vulnérabilité dans certaines situations; b) il doit en résulter un marché imprudent, qui est apprécié au moment de la formation du contrat[19]. La Cour a souligné que l’iniquité peut être établie sans preuve que la partie la plus forte a sciemment tiré avantage de la partie la plus faible et sans avoir à faire la preuve d’actes répréhensibles[20].
La Cour suprême a ensuite conclu que la clause d’arbitrage d’Uber était inique étant donné les facteurs suivants :
- elle était stipulée dans un contrat type qui excluait toute possibilité de négociation;
il existait un fossé important sur le plan des connaissances entre le demandeur, livreur de repas, et Uber, une grande multinationale;
la clause d’arbitrage ne contenait aucune information sur les coûts de la médiation et de l’arbitrage exigés par la CCI;
les coûts en question comprenaient un dépôt initial de 14 500 $ US en frais administratifs;
le choix du lieu d’arbitrage et du droit applicable étranger donnait au demandeur l’impression qu’il aurait à se rendre à Amsterdam et qu’il ne serait pas en mesure de se prévaloir des protections que lui reconnaissait la législation ontarienne en matière de normes d’emploi[21].
Compte tenu des coûts de transaction élevés à débourser pour négocier des contrats, de nombreuses entreprises doivent utiliser des contrats standards lorsqu’elles traitent avec des cocontractants. L’affaire Uber soulève des questions concernant le caractère exécutoire des clauses d’arbitrage contenues dans ces contrats, même lorsque ces clauses prévoient des frais de dépôt moins élevés et que le lieu de l’arbitrage n’a pas été fixé à l’étranger. Bien que la Cour suprême ait déjà reconnu la validité d’une foule de clauses d’arbitrage de contrats types[22], il est possible que le véritable problème auquel elle tentait de s’attaquer était que certains différends portaient tout simplement sur des sommes trop peu élevées pour être tranchés sans regrouper les demandes dans une catégorie plus large. Si tel était le cas, la Cour aurait dû aborder de front cette question au lieu de faire porter son analyse sur le montant du dépôt initial ou le droit étranger applicable.
Bien que la clause de la CCI examinée dans l’affaire Uber impose effectivement le paiement d’un dépôt initial relativement élevé, la CCI a la réputation de faire preuve d’un degré élevé de transparence en ce qui concerne les coûts de l’arbitrage. Ses arbitres sont rémunérés selon un tarif ad valorem qui prévoit des frais moins élevés lorsque le litige porte sur un montant plus modeste. Ces frais sont compétitifs dans le cas des litiges moins importants, et les contractants peuvent consulter le site Internet de la CCI pour calculer à l’avance les honoraires de l’arbitre avec passablement d’exactitude. En revanche, il peut être difficile de prévoir les honoraires des arbitres qui sont calculés à un taux horaire, surtout lorsqu’il n’y a pas de contrôle institutionnel. Un contractant qui choisit l’arbitrage ponctuel (ad hoc) peut être en mesure de déposer une demande sans frais, et même éventuellement de désigner un arbitre moyennant le paiement d’un léger dépôt initial, pour se retrouver ensuite dans la position de devoir avancer d’autres dépôts substantiels à mesure que l’affaire progresse et que l’arbitre a besoin de plus de temps pour résoudre le litige.
De plus, si même les contractants avertis peuvent avoir l’impression que le « lieu de l’arbitrage » correspond à l’emplacement physique des audiences et que le choix du droit contractuel étranger exclut l’application de toute autre règle de droit, cette impression sera le plus souvent erronée. Les tribunaux arbitraux internationaux tiennent régulièrement des audiences dans des lieux physiques plus commodes que le siège juridique de l’arbitrage – et tiennent de plus en plus souvent des audiences « virtuelles » –, ce qui limite essentiellement le rôle que joue le lieu de l’arbitrage au choix du droit régissant la clause d’arbitrage, ainsi qu’au choix du système judiciaire apte à annuler la décision qui en résulte pour des motifs restreints. En outre, le choix par Uber du droit néerlandais pour régir ses contrats ne pouvait rendre inapplicables les règles de droit impératives du lieu d’exécution du contrat. Les tribunaux arbitraux internationaux appliquent fréquemment les lois impératives de pays tiers, même dans des litiges purement commerciaux opposant de grandes entreprises. Par exemple, la législation sur le contrôle des exportations, les lois sur la concurrence, les normes anticorruption et les restrictions dont font l’objet les opérations financières islamiques soulèvent régulièrement des questions concernant l’application de règles de droit impératives qui diffèrent de celles du droit choisi contractuellement par les parties[23].
Élaboration d’une clause d’arbitrage exécutoire
Tant que les juridictions inférieures n’auront pas fourni plus d’éclaircissements concernant le caractère exécutoire des clauses d’arbitrage contenues dans les contrats types avec des contractants peu avertis, les rédacteurs de ces contrats devraient envisager de prendre les mesures suivantes :
- choisir un lieu d’arbitrage situé près du domicile ou du lieu d’activité du cocontractant;
- opter pour le droit applicable selon le pays où le cocontractant est domicilié ou exerce ses activités;
- attirer l’attention du cocontractant sur la clause d’arbitrage et sur ses implications;
- fournir des renseignements au sujet des règles d’arbitrage applicables, en incluant par exemple un lien vers un site Web de l’institution contenant ces règles;
- accepter de payer les frais d’arbitrage initiaux du cocontractant, sous réserve de la possibilité de lui refiler ensuite ces frais en cas de rejet de la demande;
- si le paiement des frais d’arbitrage du cocontractant n’est pas une option, choisir une institution qui a des règles et des frais spéciaux pour les affaires de moindre importance[24].
Plus fondamentalement, les rédacteurs de contrats types devraient se demander si même une clause d’arbitrage bien rédigée constitue une solution de rechange efficace pour résoudre le problème des réclamations en nombre. Aux États-Unis, les entreprises qui espéraient éviter les recours collectifs grâce à des clauses d’arbitrage se sont retrouvées aux prises avec des « arbitrages collectifs »[25].
Bien que la Cour suprême des États-Unis ait réduit les risques d’arbitrages collectifs en concluant que l’arbitrage collectif devait être expressément stipulé au contrat[26], les avocats des demandeurs utilisent les progrès technologiques pour introduire des « arbitrages en nombre ». La première vague d’affaires de ce genre visait des contrats semblables à celui d’Uber, notamment ceux de la société de livraison de repas DoorDash. DoorDash obligeait les demandeurs à faire appel à l’American Arbitration Association pour toutes leurs réclamations, mais promettait de payer le dépôt initial. Après avoir fait l’objet de 6 000 réclamations et avoir reçu une facture de plus de neuf millions de dollars, DoorDash a tenté sans succès d’opter pour une autre institution qui lui promettait d’arbitrer des « causes types » sans avoir à payer tous les frais d’un seul coup. La Cour fédérale des États-Unis a rejeté cette démarche et a condamné DoorDash à payer les frais de l’institution[27]. Il reste à voir si les tactiques utilisées par ces demandeurs vont se propager au nord de la frontière.
par Robert Wisner et Paola Ramirez
[1] 2020 CSC 16 (Uber CSC).
[2] Commission du droit de l’Ontario, Rapport final, Les recours collectifs : Objectifs, constats, réformes, juillet 2019.
[3] Kanitz v. Rogers Cable Inc., (2002) 58 O.R. (3d) 299 (C.S.J. Ont.); Dell Computer c. Union des Consommateurs, 2007 CSC 34 [Dell]; Rogers Sans-fil inc. c. Muroff, 2007 CSC 35; Seidel c. TELUS Communications Inc., 2011 CSC 15 [Seidel].
[4] Telus Communications Inc. c. Wellman, 2019 CSC 19 [Wellman]. Voir le Bulletin de litige d’avril 2019 de TRC-Sadovod intitulé No Piggybacking to Avoid B2B Arbitration: Supreme Court of Canada Affirms Enforceability of Arbitration Clauses despite Related Class Action [en anglais seulement].
[5] Dell, par. 84.
[6] Dell, par. 84-86.
[7] Seidel c. TELUS Communications Inc., 2011 CSC 15 [déclarer invalide une clause d’arbitrage]; Jean Estate v. Wires Jolley LLP, 2009 ONCA 339 [confirmant de façon catégorique la validité de la clause].
[8] Chambre de commerce internationale, 2018 ICC Dispute Resolution Statistics, p.13. [en anglais seulement].
[9] Les frais administratifs exigés par la CCI étaient constitués d’un dépôt initial de 2 000 $ pour la médiation, de frais administratifs pour la médiation qui, dans le cas d’un différend portant sur une somme inférieure à 200 000 $, pouvaient s’élever à 5 000 $; d’un dépôt initial de 5 000 $ et de frais administratifs d’au moins 2 500 $ pour l’arbitrage. Les honoraires du médiateur ou de l’arbitre s’élevaient à environ 3 000 $ pour un litige portant sur une somme inférieure à 200 000 $ US (voir Heller c. Uber Technologies, 2018 ONSC 718, par. 25).
[10] Heller v. Uber Technologies Inc., 2019 ONCA 1 [Uber ONCA]
[11] Uber ONCA, par. 27
[12]Uber ONCA, par. 39
[13] Voir, par ex., Xerox Canada Ltd. v. MPI Technologies Inc., 2006 CanLII 41006 (CS Ont.), par. 30; Dallah Real Estate and Tourism Holding Co. v. Ministry of Religious Affairs of the Government of Pakistan, [2010] UKSC 46.
[14] Uber CSC, par. 44-46
[15] Uber CSC, par. 42-43, 47
[16] La seule juge dissidente a dit craindre que cette approche ne mine « le rôle du Canada comme chef de file en droit de l’arbitrage » (Uber CSC, par. 200), mais cette situation ne pourrait se produire que si des juridictions inférieures acceptaient des prétentions abusives selon lesquelles il existait « une réelle possibilité » qu’aucune décision ne soit rendue dans des différends commerciaux.
[17] La Cour suprême a d’ailleurs souligné que, malgré sa nature internationale, la présente affaire n’était même pas un arbitrage « commercial » et qu’elle ne tranchait donc pas l’affaire en vertu de la Loi type de la CNUDC, qui s’applique aux litiges commerciaux internationaux. La Cour a plutôt déclaré que le différend concernait le travail et l’emploi et était régi par la législation interne en matière d’arbitrage, qui accorde le droit d’interjeter appel d’une sentence arbitrale dans certains cas. Uber CSC, par. 19.
[18] Uber CSC, par. 99
[19] Uber CSC, par. 67-68
[20] Uber CSC, par. 84
[21] Uber CSC, par. 93
[22] Voir Dell, Rogers, Wellman, précités [reconnaissance de la validité des clauses d’arbitrage, tant institutionnel que ponctuel, stipulées dans des contrats types].
[23] Voir J.W. Rowley et R. Wisner, « Party Autonomy and Its Discontents: The Limits Imposed by Arbitrators and Mandatory Laws », World Arbitration and Mediation Review, (2011), v.5, no 3, 321-337. La juge dissidente était consciente du rôle limité que joue le lieu de l’arbitrage et du fait que les règles impératives continuent à s’appliquer. Voir Uber CSC, par. 273, 305.
[24] Par exemple, toutes les affaires que l’AAA–ICDR considère comme des différends commerciaux internationaux et dont le montant est inférieur à 75 000 $ font l’objet de frais spéciaux. Voir : ICDR Canada Arbitration Fee Schedule.pdf [en anglais seulement]; dans le cas des affaires concernant le travail et l’emploi qui sont jugées par un arbitre, l’employé demandeur paie un dépôt initial maximal de 300 $ US, tandis que l’entreprise paie un dépôt de 1 900 $ US. Les honoraires de l’arbitre ne sont pas compris dans les frais administratifs exigés par l’AAA, et ils doivent être acquittés par l’employeur ou l’entreprise. Voir Employment Fee Schedule Nov 1, 2019.pdf [en anglais seulement].
[25] L’Institute for Conflict Prevention and Resolution a même élaboré un protocole pour les réclamations en nombre en matière d’emploi qui vise à faciliter le processus d’arbitrage lorsque de nombreux employés présentent des réclamations contre un seul employeur. Un médiateur est chargé de vérifier la solution qui sera donnée dans une cause type. What is the Employment Related Mass Claims Protocol? [en anglais seulement]
[26] Lamps Plus Inc v Varela, 139 US 1407 (2019).
[27] Voir M. Corckery et J. Silver-Greenberg, « Scared to Death by Arbitration: Companies Drowning in their Own System », New York Times, 6 avril 2020.
Mise en garde
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© TRC-Sadovod S.E.N.C.R.L., s.r.l. 2020
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