Tard dans la soirée du dernier dimanche du mois de septembre, 14 mois après l’ouverture par le président Trump des renégociations complexes et controversées de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), un nouvel accord a été annoncé.
À première vue, l’ALÉNA a été mis de côté et remplacé par l’Accord États-Unis–Mexique–Canada (AEUMC). Mais regardez-y de plus près, et vous constaterez que l’essentiel de l’ALÉNA a été conservé. Si l’AEUMC constitue un changement dans la mesure où il apporte de nouveaux engagements dignes de mention, la majeure partie de l’ancien accord a été conservée, ce qui est surprenant dans certains cas.
Dans l’ensemble, l’accord est une réalisation politique importante pour le premier ministre Trudeau et son équipe de négociateurs dirigée par la ministre d’Affaires mondiales, Chrystia Freeland, et le négociateur en chef, Steve Verheul. La renégociation découlant des engagements pris par le président Trump au cours de sa campagne présidentielle de 2016 a été une pente raide à monter pour le gouvernement canadien. En dépit des menaces du président Trump, soit celle d’imposer des tarifs douaniers au secteur de l’automobile ou, pire encore, ou de déchirer l’ALÉNA, l’accord a été conclu parce que les trois parties à cet accord ont jugé qu’il était dans leur intérêt sur les plans économique et politique de le faire.
Changements notables touchant le Canada
Augmentation du contenu nord-américain dans les automobiles – Pour qu’une automobile soit exempte de droits de douane sous le régime de l’AEUMC, 75 % de son contenu doit provenir des États‑Unis, du Mexique ou du Canada. Il s’agit d’une hausse par rapport au seuil de 62,5 % prévu à l’ALÉNA. L’augmentation visée à l’AEUMC exige en fait un plus haut degré des activités de traitement et de fabrication d’un produit qui servent à déterminer son origine. Une autre condition a été ajoutée à la notion de contenu nord-américain dans le chapitre 4 de l’AEUMC : au moins 40 % des activités de fabrication automobile doivent être exécutées par des travailleurs qui gagnent au moins 16 $ US de l’heure. Cette exigence a une incidence importante sur toutes les parties à l’AEUMC. Certains travailleurs mexicains seront probablement payés plus, et elle peut changer de manière importante l’analyse par laquelle on détermine l’endroit en Amérique du Nord où l’on peut le plus efficacement implanter une installation de production automobile.
Une certaine protection contre les tarifs douaniers visant les automobiles – Le président Trump a menacé d’imposer des tarifs sur les automobiles importées en se fondant sur l’art. 232 de la loi américaine intitulée Trade Expansion Act. Sous le régime de l’AEUMC (y compris les lettres d’accompagnement), si les États‑Unis vont de l’avant avec ces tarifs mondiaux touchant les automobiles, les exportations canadiennes et mexicaines vers les États-Unis feront respectivement l’objet d’exemptions visant 2,6 millions de voitures de tourisme annuellement, la totalité des véhicules utilitaires légers et une certaine valeur en dollars de pièces d’automobiles (32,4 G$ US pour les pièces provenant du Canada et 108 G$ US pour les pièces provenant du Mexique). Ces niveaux d’exemptions pour les voitures de tourisme et les pièces sont bien plus élevés que les niveaux actuels. Par conséquent, ces exemptions devraient permettre d’éviter de perturber la chaîne d’approvisionnement nord-américaine, au moins dans un proche avenir.
Les dispositions de l’accord visant le secteur automobile sont d’une importance vitale pour les trois pays. Des centaines de milliers d’emplois étaient en jeu dans une composante clé du secteur manufacturier nord-américain. Il aurait été très dommageable de perturber une chaîne d’approvisionnement aussi intégrée et sophistiquée que celle-ci.
Accès accru des États-Unis aux secteurs canadiens sous gestion de l’offre (produits laitiers, volaille et œufs) – Le système canadien de gestion de l’offre continuera d’exister, mais on accordera des niveaux plus élevés d’accès aux États-Unis. Les produits laitiers étaient une question très contestée et, sous le régime de l’AEUMC, les États-Unis ont obtenu un accès préférentiel à environ 3,6 % du marché canadien des produits laitiers. Cette mesure suit l’accès préférentiel accru de 3,25 % que le Canada a récemment accordé à ses partenaires dans le cadre de l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP) et l’accès préférentiel accordé pour les fromages européens selon l’Accord économique et commercial global (AECG)[1]. De plus, la « classe 7 » du système de gestion de l’offre du Canada pour les produits laitiers, qui vise les produits de lait secs, sera supprimée et les produits qu’elle visait ne seront plus protégés. Enfin, par comparaison avec le PTPGP, le Canada conférera aux États-Unis plus du double de l’accès au marché canadien de la volaille et près du triple de l’accès au marché canadien des œufs.
Les producteurs laitiers de l’Alberta, du Québec et de l’Ontario sont mécontents de perdre une part de marché. Toutefois, l’institution canadienne de la gestion de l’offre a été conservée, et les consommateurs canadiens continueront de subventionner la communauté très puissante sur le plan politique des produits laitiers sous forme de prix plus élevés pour les produits laitiers et de fonds fédéraux qui seront versés aux producteurs laitiers en compensation de leur part de marché perdue.
Seuil de minimis pour les importations – Les vendeurs américains se livrant au commerce électronique considéraient comme un obstacle le fait que toutes les expéditions en direction du Canada d’une valeur de plus de 20 $ CA étaient assujetties à des droits de douane et aux taxes de vente. Le Canada augmentera ses seuils et, de ce fait, les expéditions d’une valeur d’au plus 150 $ CA seront exemptées de droits de douane et les expéditions d’une valeur inférieure à 40 $ seront exemptées des taxes de vente. Les organisations qui représentent les détaillants canadiens verront d’un mauvais œil cette concurrence accrue (et d’une certaine manière, leur propre désavantage concurrentiel), mais le rehaussement des seuils sera bien accueilli par des millions de consommateurs qui cherchent à obtenir de bons prix des commerçants situés au sud de la frontière.
Protection plus longue pour la propriété intellectuelle – Les changements adoptés améliorent l’alignement entre le Canada et les États‑Unis dans ce domaine. Sous le chapitre 20 de l’AEUMC, le droit d’auteur durera dans la plupart des cas jusqu’à 70 ans après le décès de l’auteur, soit 20 ans de plus que ce que prévoit la législation canadienne actuelle. De plus, la protection par brevet des produits pharmaceutiques biologiques (tirés d’organismes vivants et souvent très chers) sera prolongée pour passer de huit à 10 ans.
Abolition, entre les États-Unis et Canada, du règlement des différends entre investisseurs et États – La question du règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) a été un sujet fort controversé dans le cadre de certains accords de libre-échange récents, même s’il existe plus de 3 000 traités bilatéraux sur l’investissement dans le monde qui renferment de tels mécanismes de protection pour les investisseurs étrangers. Par exemple, les dispositions du RDIE de l’AECG ne sont pas encore en vigueur en raison des objections formulées par certains États européens. Le RDIE permet à certains investisseurs étrangers de poursuivre les gouvernements des États d’accueil pour un traitement discriminatoire allégué, un traitement qui tombe sous la norme minimale du traitement « juste et équitable » ou une expropriation qui n’a pas fait l’objet d’un dédommagement. Même si aucune réclamation n’a été présentée contre les États-Unis dans le cadre du RDIE sous le régime de l’ALÉNA, le Canada et Mexique ont tous les deux eu à faire face à des dizaines de plaintes. Certaines de ces plaintes ont été déclarées fondées par des tribunaux arbitraux internationaux et ont donné lieu à un dédommagement important pour les investisseurs américains. Malgré les avantages que recèle le RDIE pour les États-Unis, cette forme de règlement judiciaire supranational a été la cible de l’administration Trump, et le gouvernement canadien a accepté qu’il soit éliminé. Après une période de transition de trois ans pour les investissements en cours effectués sous le régime de l’ALÉNA, le mécanisme du RDIE ne pourra plus être utilisé sous le régime de l’AEUMC en ce qui concerne le Canada et les États-Unis. Une forme plus limitée de RDIE en ce qui concerne les États-Unis et le Mexique demeure néanmoins. Le Canada et le Mexique disposeront encore d’un mécanisme de RDIE en ce qui les concerne lors que PTPGP entrera en vigueur.
La Constitution du Canada ne renferme pas de protections pour les droits de propriété et les tribunaux canadiens ont tendance à être plus respectueux des mesures administratives que les tribunaux américains. Par conséquent, les dispositions du RDIE de l’ALÉNA ont parfois constitué un filet de sécurité important pour les investisseurs américains qui estiment avoir fait l’objet d’un traitement injuste de la part des gouvernements provinciaux ou fédéral. Les investisseurs américains au Canada qui ont des réclamations potentielles à faire valoir en raison de mesures prises par les gouvernements canadiens devraient examiner les recours éventuels dont ils disposent sous le régime de l’ALÉNA avant l’entrée en vigueur de l’AEUMC.
Processus d’examen et durée de l’accord – Un processus d’examen de l’AEUMC sera amorcé six ans après son entrée en vigueur; il prévoit des prolongations éventuelles de l’accord de 16 ans. Sous le régime de l’ALÉNA, l’accord demeurait en vigueur jusqu’à ce que les parties s’en retirent. Les États-Unis avaient proposé que l’accord prenne fin après cinq ans, sauf si toutes les parties convenaient de le prolonger. Mais le fait que le Canada ait réussi à reporter l’échéance pour le réexamen de l’accord est une réalisation qui mérite d’être citée, ne serait-ce que parce que le président Trump a publiquement fait la promotion d’une période de cinq ans.
Mécanisme d’examen et durée de l’accord – L’AEUMC prévoit un mécanisme d’examen qui sera déclenché après six ans et des prolongations éventuelles de 16 ans. En vertu de l’ALÉNA, l’accord demeurait en vigueur jusqu’au retrait des parties. Les États-Unis avaient proposé que l’accord se termine après cinq ans à moins que toutes les parties s’entendent pour le reconduire. Le Canada a réussi à obtenir une disposition de temporisation/de réexamen confortablement lointaine, ce qui est une réalisation digne de mention, ne serait-ce que parce que le président Trump avait publiquement appuyé une période de cinq ans.
Avis requis pour la négociation d’un accord de libre‑échange avec un « pays à économie dirigée » ‑ L’AEUMC oblige le Canada, les États-Unis et le Mexique à donner un avis s’ils projettent de négocier un accord de libre‑échange avec un « pays à économie dirigée ». Cette expression est définie à l’article 32.10 comme un pays qui, à la date de signature de l’accord, selon au moins une partie, est une économie dirigée aux fins de ses lois sur les recours commerciaux et est un pays avec lequel aucune partie n’a conclu d’accord de libre-échange. Trois mois avant le début des négociations, les autres pays doivent officiellement recevoir le plus d’information possible, notamment sur les objectifs des négociations. En outre, un avis doit être donné aux deux autres pays au moins un mois avant la signature, afin qu’ils puissent examiner l’accord en question. Si un pays conclut un accord de ce genre, les deux autres se réservent le droit de résilier l’AEUMC à l’égard du pays en questions moyennant un avis de six mois, et une version bilatérale de l’AEUMC entrera en vigueur entre les parties restantes. Ce processus est différent du droit d’une partie de se retirer de l’AEUMC entièrement pour toute raison moyennant l’avis de six mois prévu à l’article 34.6.
Dispense relative aux peuples autochtones permettant la reconnaissance et le respect des droits et des obligations issus de traités – Bien que les droits des peuples autochtones ne fassent pas l’objet d’un chapitre distinct, comme le préconisait le Canada, le chapitre 32 de l’AEUMC, qui porte sur les exceptions et les dispositions générales, renferme une dispense relative aux peuples autochtones selon laquelle aucun élément de l’accord n’empêche une partie d’adopter ou de maintenir une mesure qu’elle juge nécessaire pour s’acquitter de ses obligations légales envers ces peuples. Cette disposition semble dispenser les litiges, les décisions sur le plan des politiques et le financement qui ont trait aux peuples autochtones des obligations prévues par l’AEUMC.
Suppression de la restriction touchant la vente de vin de la Colombie‑Britannique ‑ Dans la Lettre d’accompagnement de l’AEUMC intervenue entre les États‑Unis et le Canada sur le vin, le Canada oblige le gouvernement de la Colombie‑Britannique à supprimer ses règles qui empêchent la vente de vin provenant de l’extérieur de la province dans les épiceries ordinaires. Les États‑Unis avaient auparavant demandé à un groupe d’arbitrage de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de supprimer cette politique de vente du gouvernement provincial. La lettre d’accompagnement de l’AEUMC semble rendre théorique ce différend porté devant l’OMC.
Points importants qui n’ont pas changé pour le Canada
Tarifs sur l’acier et l’aluminium – L’AEUMC ne résout pas le différend se rapportant aux tarifs américains sur les importations d’acier et d’aluminium provenant du Canada et du Mexique ni aux tarifs de représailles que chaque pays a imposés à cet égard[2]. Certains entretenaient de grands espoirs que le nouvel accord exclue le Canada et le Mexique de l’application de ces tarifs ou qu’il comporte une autre forme de compromis, comme des contingents d’importation raisonnables. Rien de tout cela ne s’est produit. Les tarifs américains subsistent, tout comme les tarifs de représailles canadiens et/ou mexicains. C’est un point sensible pour le gouvernement canadien et, bien sûr, nos producteurs d’acier et d’aluminium. Toutefois, le gouvernement canadien s’est engagé à tirer parti de l’élan créé par la conclusion de l’accord et à travailler sur une résolution avantageuse de ce problème.
Règlement des différends en matière de droits antidumping et compensateurs – Le mécanisme de règlement des différends prévu au chapitre 19 de l’ALÉNA permet à des groupes spéciaux indépendants d’examiner des décisions sur des recours commerciaux qui touchent des sociétés assujetties à l’ALÉNA. L’importance qu’attachait le Canada à ce mécanisme était un point de friction majeur dans les négociations. Quoi qu’il en soit, ce mécanisme sera maintenu sous le régime de l’AEUMC et n’aura subi que de légers changements. Bon nombre d’observateurs considèrent qu’il s’agit d’une concession de la part des Américains et d’une contrepartie en regard de la protection de la part de marché des produits laitiers à laquelle le Canada a renoncé en faveur des producteurs laitiers du Wisconsin et de New York.
Marchés publics – Le Canada avait demandé d’avoir accès aux marchés publics américains infranationaux (comme ceux des gouvernements étatiques ou municipaux). En vertu du chapitre 13 de l’AEUMC, lorsque des entités publiques étatiques ou infranationales lancent un processus d’approvisionnement, elles sont encore en mesure de restreindre les contrats à des sociétés américaines ou d’exiger des niveaux minimaux de contenu américain, notamment par des exigences contractuelles soutenant l’achat de produits américains (exigences Buy America).
Exemptions canadiennes relatives aux industries culturelles – Les exemptions dont bénéficie le Canada à l’égard des industries culturelles, notamment la cinématographie, la radiodiffusion et l’édition, demeurent celles que prévoyait l’ALÉNA et figurent au chapitre 32 de l’AEUMC.
Prochaines étapes
Un long intervalle peut s’écouler entre la signature d’un accord commercial et son entrée en vigueur. Le texte de l’AEUMC doit être traduit en français et en espagnol, et il doit faire l’objet d’un examen juridique exhaustif. Les parties doivent en outre ratifier l’accord (ce qui fait intervenir ou requiert l’approbation d’organes législatifs, notamment le Parlement canadien et le Congrès américain). La législation mettant en œuvre l’accord devra également être rédigée et adoptée. Ce processus pourrait prendre de 12 à 18 mois. Contrairement à l’AECG, l’AEUMC ne comporte pas de mécanisme de mise en œuvre provisoire permettant l’entrée en vigueur de certaines parties de l’accord avant son application intégrale. Par ailleurs, de nombreuses dispositions de l’AECG comportent des périodes transitoires significatives afin de permettre aux entreprises de s’adapter à leurs nouvelles obligations. Jusqu’à la mise en œuvre de l’AEUMC, l’ALÉNA demeurera en vigueur.
Le processus de ratification comporte certains risques. Bien que le nouveau gouvernement mexicain se soit engagé à soutenir l’accord, les élections de mi-mandat aux États‑Unis en novembre pourraient provoquer une reconfiguration du Congrès, qui pencherait davantage en faveur des Démocrates. Si les grands syndicats américains jugent insatisfaisantes les dispositions de l’AEUMC sur le travail, la main-d’œuvre et l’environnement, l’accord pourrait faire face à des obstacles de taille à la Chambre des représentants ou au Sénat.
Au Canada, certains aspects de l’accord nécessiteront une loi de mise en œuvre. Si ces aspects sont réglés par le Parlement selon sa composition actuelle, la majorité des Libéraux à la Chambre des communes devrait pratiquement garantir son adoption. Toutefois, le Sénat canadien est un facteur imprévisible, et il n’est pas interdit de penser que la Chambre haute puisse semer des embûches sur le parcours de mise en œuvre.
En conclusion, les entreprises (et leurs conseillers) devraient examiner avec soin et diligence le texte de l’accord en fonction de leur situation propre. Les aspects linguistiques, la connaissance du secteur d’activité et une capacité d’analyse nuancée sont autant d’éléments clés pour la compréhension des incidences qu’aura cet accord sur votre entreprise.