Pas d’emploi ou d’enregistrement, pas d’achalandage – une décision récente confirme des principes reconnus en droit des marques de commerce
Pas d’emploi ou d’enregistrement, pas d’achalandage – une décision récente confirme des principes reconnus en droit des marques de commerce
Une décision récente de la Cour divisionnaire de l’Ontario rectifie à juste titre le tir en droit des marques de commerce. Dans l’affaire 2788610 Ontario Inc. c. Bhagwani[1] (« Bhagwani »), la Cour annule une injonction interlocutoire qui interdisait aux défendeurs d’utiliser le terme « Bombay Frankie » dans le nom de leurs restaurants et franchises. Les critiques avaient fusé contre la décision originale, qui a mal appliqué des principes de base du droit des marques de commerce (et le critère pour l’octroi d’une injonction interlocutoire).
En première instance, la demanderesse, qui était la première à demander l’enregistrement, sans jamais l’avoir employée, de la marque « Bombay Frankies », a obtenu une injonction interlocutoire empêchant les défendeurs, qui exploitaient déjà deux restaurants sous le nom « Bombay Frankie », d’employer la marque en attendant le procès.
En annulant l’injonction, la Cour divisionnaire confirme qu’une personne qui soumet une demande pour l’emploi projeté d’une marque de commerce ne peut pas intenter une poursuite en contrefaçon tant que l’enregistrement n’a pas eu lieu. Elle confirme aussi que si le propriétaire d’une marque non enregistrée peut intenter une poursuite pour commercialisation trompeuse, il doit pour ce faire démontrer qu’un achalandage y est associé.
Les faits et la décision du tribunal inférieur
La demanderesse, constituée en personne morale en octobre 2020, a déposé une demande visant l’enregistrement de la marque de commerce « Bombay Frankies » en liaison avec des services de restauration le même mois, avant d’avoir commencé à l’employer. À l’époque (et au moment d’engager les procédures contre les défendeurs), elle était en train de créer un système de franchises pour des restaurants, mais elle n’avait pas encore ouvert ou annoncé d’établissement sous ce nom. Au moment de l’audience, elle n’avait pas commencé l’emploi de la marque, et aucune réputation n’y était associée.
Les défendeurs, œuvrant eux aussi dans le milieu de la restauration, avaient déjà utilisé le mot « frankie »[2] dans le nom de nombreux plats dans plusieurs de leurs restaurants (y compris Indian Street Food Co.). Au début de 2021, les défendeurs ont demandé l’enregistrement de la marque de commerce « Bombay Frankie », enregistré le nom de domaine www.bombay-frankie.com et, plus tard dans l’année, ouvert deux restaurants nommés « Bombay Frankie ».
La demanderesse a intenté une action contre les défendeurs pour contrefaçon de marque de commerce et commercialisation trompeuse et demandé une injonction interlocutoire pour les empêcher d’utiliser l’expression « Bombay Frankie » dans le nom de restaurants, de sites Web et de comptes de médias sociaux. La juge saisie de la demande a accordé l’injonction.
En appliquant le critère bien connu de l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général)[3], la juge a conclu ce qui suit :
- Une question sérieuse est à juger, soit celle de savoir si la revendication de la marque par la demanderesse se cristallise au moment de la demande ou de l’enregistrement (selon la demanderesse, aux termes du paragraphe 16(2) de la Loi sur les marques de commerce, les défendeurs ne pouvaient pas faire enregistrer leur marque parce que, au moment de leur demande, la sienne, qui visait une marque créant de la confusion, était pendante). La juge a souscrit à l’argument de la demanderesse selon lequel il s’agissait d’une nouvelle demande qui satisfaisait au seuil peu élevé nécessaire pour établir l’existence d’une question sérieuse.
- La demanderesse subirait un préjudice irréparable ne pouvant pas faire l’objet d’un dédommagement pécuniaire si l’injonction n’était pas accordée. La juge a indiqué que jusqu’à la résolution des « questions de priorité » au procès, les défendeurs auraient un avantage important s’ils étaient autorisés à poursuivre l’exploitation de restaurants sous le nom de Bombay Frankie.
- La prépondérance des inconvénients favorise la demanderesse. La juge a reconnu que les défendeurs subiraient des inconvénients, mais a conclu qu’une partie ne devrait pas avoir une longueur d’avance par rapport à une autre pour l’acquisition d’une réputation et d’un achalandage relativement à une marque créant de la confusion.
En octroyant l’injonction interlocutoire, la juge a en fait conclu que le simple dépôt d’une demande de marque de commerce suffit pour créer un droit exécutoire, même en l’absence d’emploi. Cette conclusion va à l’encontre des principes établis dans le droit des marques de commerce.
La décision de la Cour divisionnaire
Tout en reconnaissant que la décision de la juge saisie de la demande est discrétionnaire et appelle la déférence, la juge Nishikawa (s’exprimant au nom de la Cour divisionnaire) a noté que lorsqu’une conclusion factuelle erronée est attribuable à l’application de la mauvaise norme juridique, lorsqu’un élément obligatoire d’un critère juridique est ignoré ou lorsqu’une erreur de principe similaire est commise, il s’agit d’une erreur de droit qui doit être examinée selon la norme de la décision correcte[4]. La Cour a vu une telle erreur et a par conséquent annulé l’injonction interlocutoire.
Pas de question sérieuse à juger
La Cour divisionnaire a conclu que la juge saisie de la demande avait commis une erreur de principe à l’étape de la question sérieuse à juger du critère pour l’octroi d’une injonction interlocutoire. Plus particulièrement :
- Pour conclure à l’existence d’une question sérieuse à juger, il a fallu que la juge reconnaisse à la demanderesse un droit à l’égard du nom Bombay Frankies découlant simplement de sa demande de marque commerce, ou présume que la marque serait effectivement enregistrée. Les deux sont des erreurs de droit[5].
- Pour démontrer qu’il a une cause d’action pour contrefaçon de marque de commerce fondée sur les articles 19 ou 20 de la Loi sur les marques de commerce, le demandeur doit être propriétaire d’une marque enregistrée. En l’espèce, la demanderesse avait bien soumis une demande d’enregistrement pour « Bombay Frankies », mais sa demande n’avait pas encore été étudiée, approuvée ou annoncée aux fins d’opposition par le registraire des marques de commerce. Rien ne garantit que la demande d’enregistrement sera accueillie (le registraire pourrait très bien la rejeter au motif que la marque n’est pas distinctive ou à la suite d’une opposition)[6].
- Comme la demanderesse n’avait pas de marque enregistrée, elle n’avait pas de revendication quant à sa violation en vertu de la Loi sur les marques de commerce ni de droit à défendre devant les tribunaux[7].
Il s’ensuit selon la Cour divisionnaire que l’action en contrefaçon de marque de commerce de la demanderesse n’atteint même pas le seuil peu élevé de la question sérieuse à juger.
La Cour divisionnaire s’est ensuite demandé si l’allégation de commercialisation trompeuse soulevait une question sérieuse, un point qui n’avait pas été abordé à l’instance précédente. En concluant que ce n’était pas le cas, la Cour divisionnaire a confirmé, entre autres, que pour qu’il y ait commercialisation trompeuse au sens des alinéas 7b) et c) de la Loi sur les marques de commerce, le demandeur doit démontrer l’existence d’un achalandage pour les produits ou services associés à la marque et être propriétaire d’une marque valide, enregistrée ou non. En s’appuyant sur la jurisprudence, la Cour divisionnaire souligne que [traduction] « l’achalandage s’attache à un nom ou à une marque en ce qui a trait à sa réputation ou à son association aux produits ou services du propriétaire de la marque »[8]. La demanderesse a présenté des éléments prouvant qu’elle avait retenu les services d’avocats spécialisés en franchisage et d’une entreprise de marketing pour son projet, et qu’elle avait eu des discussions avec divers fournisseurs et locateurs. La Cour divisionnaire a cependant souligné avec justesse que ces interactions visaient l’obtention de services ou de biens pour le démarrage des activités de franchise. Elle a conclu qu’elles ne constituaient pas de l’achalandage tel que l’envisage la jurisprudence[9].
La Cour divisionnaire a reconnu que l’achalandage attaché au nom Bombay Frankies pouvait exister du point de vue des franchisés potentiels (plutôt que des clients ou du grand public). La demanderesse n’a toutefois présenté aucune preuve à cet égard. Comme l’achalandage n’a pas été prouvé, la Cour divisionnaire a conclu qu’il n’y avait pas non plus de question sérieuse à juger pour ce qui est de la commercialisation trompeuse[10].
Pas de préjudice irréparable
La Cour divisionnaire a également conclu que la juge saisie de la demande avait commis une erreur manifeste et déterminante en statuant que la demanderesse subirait un préjudice irréparable en l’absence de l’injonction.
Citant la jurisprudence, la Cour divisionnaire a confirmé que la perte d’achalandage et le préjudice irréparable en découlant ne peuvent pas être inférés; il faut les établir à l’aide d’une preuve claire et convaincante[11]. La juge saisie de la demande a conclu que la demanderesse avait fait la preuve d’un préjudice irréparable en démontrant que certains locateurs hésitent à lui louer des locaux en raison de sa possible affiliation à Bombay Frankie. Elle a convenu que l’achalandage de la demanderesse était menacé, et que les défendeurs pourraient se l’approprier.
La Cour divisionnaire a de son côté conclu qu’il ne s’agissait pas d’une preuve claire et non spéculative d’un préjudice irréparable ne pouvant pas être compensé par des dommages-intérêts. Le refus d’un locateur de louer un espace à la demanderesse est un préjudice quantifiable. On pourrait aussi quantifier la location par les défendeurs d’un espace auprès d’un locateur qui les confond avec la demanderesse[12].
Par ailleurs, la Cour divisionnaire a souligné que la confusion suscitée chez des locateurs potentiels (une conclusion hypothétique fondée sur des ouï-dire) n’est pas assimilable à la confusion au sein du public qui entraîne une perte d’achalandage. L’action en commercialisation trompeuse protège l’achalandage existant, pas l’achalandage potentiel. Comme l’a indiqué la Cour, pour faire la démonstration d’un préjudice irréparable, la demanderesse [traduction] « devait démontrer qu’elle avait un achalandage lié au nom Bombay Frankie et qu’elle le perdrait en raison d’un emploi des défendeurs portant à confusion »[13]. Elle n’a pas réussi à faire cette preuve.
La Cour divisionnaire a donc accueilli l’appel et annulé l’injonction interlocutoire. L’affaire sera instruite, et on saura qui a gain de cause dans une action pour commercialisation frauduleuse lorsqu’une partie est la première à soumettre une demande d’enregistrement et une autre est la première à employer une marque similaire[14].
Points à retenir
1. La Cour divisionnaire a réitéré des principes bien établis : il ne peut y avoir d’achalandage sans emploi ou enregistrement
La décision de première instance dans l’affaire Bhagwani s’écarte du principe du « premier emploi ». Elle a accordé à une partie ayant soumis une demande de marque de commerce une injonction interlocutoire empêchant une autre partie d’utiliser une marque similaire même si elle n’en avait pas encore fait l’emploi au sens entendu en droit des marques de commerce. Ce faisant, elle a reconnu des droits exécutoires (qui n’existaient pas dans la jurisprudence) fondés sur le seul dépôt d’une demande de marque de commerce, sans emploi. Comme l’a dit la Cour divisionnaire, [traduction] « sans enregistrement et sans achalandage, rien ne confère l’avantage du premier entrant à la demanderesse puisqu’elle n’“emploie” pas le nom Bombay Frankie’s pour vendre des produits ou des services »[15].
2. Franchiseurs : vous pourriez vous servir de franchisés potentiels pour démontrer un achalandage
Comme nous l’avons mentionné, la Cour divisionnaire a reconnu que compte tenu du projet de franchisage de la demanderesse (qui prévoyait ouvrir six restaurants Bombay Frankies en 2022), l’achalandage du nom Bombay Frankies pourrait théoriquement exister du point de vue des franchisés potentiels, plutôt que de celui des clients des restaurants ou du grand public. Si la demanderesse avait présenté des éléments de preuve en ce sens, la Cour divisionnaire aurait peut-être été plus encline à déterminer que la question de la commercialisation trompeuse était sérieuse.
Par conséquent, les franchiseurs qui ont fait une demande d’enregistrement pour une marque de commerce qu’ils n’ont pas commencé à employer auraient avantage à développer un achalandage (autrement dit, une association positive qui attire les acteurs du marché vers leurs services plutôt que ceux de leurs concurrents) auprès de franchisés potentiels. Si la demanderesse l’avait fait dans Bhagwani, la Cour divisionnaire aurait pu conclure que l’action en commercialisation trompeuse passait le critère de la question sérieuse à juger.
3. La barre du préjudice irréparable demeure haut
Les injonctions interlocutoires sont rares dans les affaires de commercialisation trompeuse et de marques de commerce, principalement parce qu’il est difficile de prouver le préjudice irréparable. Dans la plupart des cas, le préjudice du demandeur peut facilement être quantifié et compensé par des dommages-intérêts. Dans l’affaire Bhagwani, la juge saisie de la demande a adopté une approche plus souple sur la question du préjudice irréparable que l’approche habituelle, puisqu’elle n’a pas exigé la preuve que le préjudice allait effectivement être subi. Elle a plutôt inféré qu’il allait l’être au motif que les défendeurs bénéficieraient de l’avantage du premier entrant. Pour elle, le préjudice qui pourrait être causé à un achalandage futur potentiel lié à une marque dont l’enregistrement est demandé ne peut pas être quantifié, ce qui en fait un préjudice irréparable.
La Cour divisionnaire a relevé la barre de ce critère à son niveau habituel. Citant la décision Centre Ice Ltd. v. National Hockey League[16], elle a noté que [traduction] « la confusion n’entraîne pas automatiquement une perte d’achalandage, et la perte d’achalandage n’entraîne pas automatiquement un préjudice irréparable qui ne peut être compensé par des dommages-intérêts ». Elle insiste sur le fait que la perte d’achalandage et le préjudice irréparable ne peuvent pas être inférés : il faut une preuve claire et non spéculative[17].
[1] [2022] O.J. No. 778, décision publiée le 2 novembre 2022.
[2] En anglais, le terme « frankie » désigne un sandwich roulé composé d’ingrédients variés servi dans la cuisine de rue indienne.
[3] [1994] 1 R.C.S. 311.
[4] Bhagwani, par. 14-16.
[5] Bhagwani, par. 18.
[6] Bhagwani, par. 19-21.
[7] Bhagwani, par. 22.
[8] Bhagwani, par. 25-27.
[9] Bhagwani, par. 27.
[10] Bhagwani, par. 29.
[11] Bhagwani, par. 32.
[12] Bhagwani, par. 35.
[13] Bhagwani, par. 35.
[14] Il faudra aussi déterminer si les termes « Bombay Frankie » et « Bombay Frankies » ne font que décrire des produits alimentaires indiens et ne peuvent donc pas conférer des droits d’exclusivité.
[15] Bhagwani, par. 36.
[16] [1994] F.C.J. No. 68 (C.A.).
[17] Bhagwani, par. 32-34.
par W. Brad Hanna
Mise en garde
Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.
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