Pas de solution? Pas de problème! La Cour fédérale du Canada ferme la porte à la méthode « problème-solution » pour l’interprétation des revendications de brevet
Pas de solution? Pas de problème! La Cour fédérale du Canada ferme la porte à la méthode « problème-solution » pour l’interprétation des revendications de brevet
La décision de la Cour fédérale du Canada dans l’affaire Choueifaty v. Canada (Attorney General), 2020 FC 837 (en anglais seulement)[1] (« Choueifaty ») sera sans doute l’une des plus importantes en matière de brevets au Canada en 2020. Toutefois, elle ne sera pas connue pour avoir créé du nouveau droit. Elle restera plutôt dans les mémoires comme une tentative de la part de la Cour fédérale de fermer la porte à la méthode que l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (l’« Office ») a élaborée pour guider les examinateurs de brevets dans leur interprétation des revendications de brevets. Ce bulletin intéressera tant les avocats spécialisés en droit des brevets que les demandeurs de brevets.
Contexte
Le test suivi pour l’établissement des éléments essentiels d’une revendication de brevet est énoncé dans des arrêts que la Cour suprême du Canada a rendus en 2000, Free World Trust[2] et Whirlpool[3]. La Cour d’appel fédérale dans sa décision subséquente de 2006, Halford, a très bien résumé ce test[4] :
Le tribunal qui interprète les revendications d’un brevet doit établir quels éléments de l’invention sont essentiels. Cette décision dépend du libellé des revendications, interprété de manière téléologique, et éclairée par les éléments de preuve qui établissent comment la personne versée dans l’art comprendrait lesdites revendications : Whirlpool, au paragraphe 45. Un élément donné peut être déclaré essentiel sur le fondement de l’intention de l’inventeur, telle qu’il l’exprime dans les revendications ou telle qu’on peut l’en déduire, ou sur la base d’éléments de preuve touchant le point de savoir s’il aurait été évident pour la personne versée dans l’art au moment de la publication du brevet qu’une variante de cet élément modifierait le fonctionnement de l’invention : Free World Trust, aux paragraphes 31 et 55). [nos soulignements]
À la suite de l’arrêt Amazon[5] de 2011 de la Cour d’appel fédérale, toutefois, l’Office a publié des directives, sous forme de plusieurs avis de pratique (lesquels sont consignés dans le Chapitre 12 du Recueil des pratiques du Bureau des brevets), sur la manière dont les examinateurs de brevets canadiens devraient établir le caractère essentiel d’un élément d’une revendication de brevet à l’avenir. En particulier, les examinateurs de brevets canadiens, conformément aux pratiques établies par l’Office, ont été enjoints de déterminer le caractère essentiel d’un élément d’une revendication de brevet en suivant l’approche « problème-solution ». Selon l’Office, « [l]a détermination des éléments essentiels d’une revendication ne peut pas être effectuée sans avoir correctement déterminé au préalable la solution proposée au problème divulgué »[6] et, selon la description que donne la Cour fédérale de l’approche de l’Office dans la décision Choueifaty, « [traduction] les éléments essentiels d’une revendication sont ceux nécessaires à l’obtention de la solution divulguée à un problème déterminé »[7].
Choueifaty – Commission d’appel des brevets
L’invention en cause dans l’affaire Choueifaty a trait à une méthode informatique de création de portefeuilles anti-repère, méthode qui comporte une série d’étapes réalisées par un système informatique. La demande de brevet a été rejetée par un examinateur de brevets, et le demandeur a fait appel de cette décision devant la Commission d’appel des brevets (la « Commission »). En appliquant l’approche « problème-solution » à l’interprétation des revendications, la Commission a établi ce qui suit[8] :
[46] […] Nous sommes d’avis que la personne versée dans l’art, selon cette solution définie, comprendrait que les éléments liés à l’informatique ne sont pas essentiels. La solution fonctionne uniquement au moyen du schéma ou des règles — le calcul d’une équation — permettant la création du portefeuille anti-repère, mais ne repose sur aucune mise en œuvre par ordinateur particulière des calculs utilisés pour créer le portefeuille. Ainsi, les renseignements liés à l’informatique qui ont été divulgués ne sont pas essentiels.
[…]
[56] À notre avis, étant donné que la personne versée dans l’art ne percevrait pas les étapes de collecte de données physiques ou les étapes de traitement informatisé comme étant essentielles, les étapes essentielles sont alors celles associées au calcul de la pondération des titres utilisés pour créer un portefeuille anti-repère qui optimise le rapport anti-repère. Cet objet n’entraîne aucun effet discernable ou changement dans la nature ou l’état d’un objet physique. Il suppose simplement de mettre un schéma ou un ensemble de règles à exécution — le calcul de la pondération des titres dans un portefeuille — et aucun résultat physique ne découle directement de la mise à exécution de ce schéma ou de ces règles. Cet objet n’entre dans aucune des catégories d’invention. [nos soulignements]
Compte tenu de sa conclusion selon laquelle l’objet de la demande de brevet n’entrait pas dans les catégories d’une invention, la Commission a recommandé au Commissaire aux brevets de refuser la demande de brevet, ce qu’il a fait. Une copie de la décision de la Commission figure ici.
Choueifaty – Cour fédérale du Canada
Le demandeur du brevet a fait appel de la décision du Commissaire aux brevets devant la Cour fédérale du Canada. Les conclusions de la Cour fédérale dans la décision Choueifaty peuvent être résumées comme suit :
- La méthode « problème-solution » utilisée pour l’interprétation des revendications de brevets ne répond pas à la question de l’intention de l’inventeur telle qu’elle est exposée dans les arrêts Free World Trust et Whirlpool[9];
- Les conclusions sur l’intention de l’inventeur au paragraphe 51 de la décision Free World Trust devraient guider l’interprétation des revendications, à savoir que « [l]es mots choisis par l’inventeur seront interprétés selon le sens que l’inventeur est présumé avoir voulu leur donner et d’une manière qui est favorable à l’accomplissement de l’objet, exprès ou tacite, des revendications »[10].
- « [Traduction] Le Commissaire [aux brevets] a commis une erreur dans l’établissement des éléments essentiels de l’invention proposée en suivant la méthode « problème-solution », plutôt que la méthode préconisée dans l’arrêt Whirlpool »[11].
- « [Traduction] Le mandat du Commissaire [aux brevets], comme un juge du procès, est de statuer sur la validité »[12]. Dans l’interprétation des revendications, une méthode uniforme devrait être suivie tant par le Commissaire aux brevets durant la poursuite que par le juge du procès.
- « [Traduction] L’application de la méthode « problème-solution » à l’interprétation des revendications est analogue à l’utilisation de la méthode visant à déterminer « l’essentiel de l’invention » rejetée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Free World Trust au paragraphe 46 »[13].
- La décision de la Cour fédérale Genencor International Inc. c. Canada (Commissaire aux brevets), 2008 CF 608, sur laquelle se fonde l’Office pour décider que le test établi dans l’arrêt Whirlpool n’est pas applicable par les examinateurs de brevets ne correspond plus à l’état actuel du droit (en particulier après l’arrêt Amazon), et de toute façon l’Office n’aurait pas dû se fonder sur une telle décision (et ce, d’autant plus, après l’arrêt Amazon)[14].
L’appelant (le demandeur de brevet) a également demandé à la Cour d’émettre une déclaration selon laquelle la demande de brevet divulguait une « invention » au sens donné à ce terme dans la Loi sur les brevets. La Cour a refusé de le faire, mais elle a ordonné au Commissaire aux brevets d’effectuer une nouvelle évaluation de la demande de brevet (selon une série de revendications proposées soumises par le demandeur de brevet dans le cadre de son appel devant la Commission).
Accessoirement, la décision Choueifaty a aussi confirmé que la norme de révision en appel s’appliquait aux appels en matière de brevets prévus par la loi, dont en l’occurrence l’appel de la décision du Commissaire aux brevets refusant la demande de brevet. Pour des renseignements sur les normes de révision en appel en matière de propriété intellectuelle au Canada, veuillez vous reporter à notre bulletin en cliquant sur ce lien.
Conclusion
Depuis l’adoption par l’Office de la méthode « problème-solution » en matière d’interprétation des revendications de brevets, et au grand dam des demandeurs de brevets au Canada, un grand nombre d’inventions (et en particulier les inventions mises en œuvre par ordinateur ou les inventions logicielles) ont été réputées, par l’Office, relever de questions relatives à des brevets non visées par la loi, et par conséquent ne pouvant pas être protégées dans le cadre du système canadien des brevets. La décision Choueifaty de la Cour fédérale apporte des éclaircissements qui sont les bienvenus sur une question qui, au cours des dernières années, a perturbé le système canadien des brevets et a été source de beaucoup de frictions et de désaccords entre les demandeurs de brevet et l’Office.
Étant donné les efforts que l’Office a déployés depuis l’arrêt Amazon dans l’élaboration de sa méthode « problème-solution » en matière d’interprétation de revendications de brevet, il ne serait pas étonnant que cette décision soit portée en appel. En attendant, la méthode « problème-solution » en matière d’interprétation de revendications de brevet a bien été rangée sur les tablettes, avec prise d’effet immédiate.
En ce qui concerne les décisions de la Commission qui ont été rendues avant la décision Choueifaty, un demandeur de brevet a six mois à compter de l’acheminement par la poste de l’Avis de refus pour interjeter appel d’une décision de la Commission auprès de la Cour fédérale du Canada[15].
par Pablo Tseng, Tilaye Terrefe et Keith Bird
[1] Choueifaty v. Canada (Attorney General), 2020 CF 837.
[2] Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66.
[3] Whirlpool Corp c. Camco Inc., 2000 CSC 67.
[4] Halford c. Seed Hawk Inc., 2006 CAF 275, par. 13.
[5] Canada (Procureur général) c. Amazon.com, inc., 2011 CAF 328.
[6] Recueil des pratiques du Bureau des brevets, section 12.02.02e.
[7] Supra note 1, par. 13.
[8] Choueifaty, CD 1478, par. 46, 56.
[9] Supra note 1, par. 39.
[10] Supra note 1, par. 51.
[11] Supra note 1, par. 40.
[12] Supra note 1, par. 36.
[13] Supra note 1, par. 37.
[14] Supra note 1, par. 34-35.
[15] Loi sur les brevets, LRC, 1985, c P-4, art. 41.
Mise en garde
Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt consulter ses propres conseillers juridiques.
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