Litige immobilier : les faits saillants de l’été
Litige immobilier : les faits saillants de l’été
Même en période estivale, l’actualité juridique ne fait pas relâche. Voici quelques décisions récentes et développements législatifs pour cette rentrée 2021.
1. Ville de Saint-Rémi c. 9120-4883 Québec inc., 2021 QCCA 630 : l’expropriation déguisée et le calcul de l’indemnité d’expropriation
Survol
Dans Ville de Saint-Rémi, la Cour d’appel vient réitérer les principes applicables en matière d’expropriation déguisée et synthétise la grille d’analyse pour le calcul de l’indemnité d’expropriation. Cette décision rappelle également l’importance de bien choisir son expert.
Les faits
La Ville de Saint-Rémi (la « Ville ») avait mis en place un projet de développement industriel, divisé en trois phases (phase 1, phase 2-A, et phase 2-B). 9120-4883 Québec Inc. et Gestion Concorde Inc. (les « développeurs ») avaient acquis des terrains dans la zone de la phase 2-B en 2010, dans la perspective d’un projet immobilier. Or, comme les terrains en question faisaient partie d’un milieu humide ayant une « grande valeur » écologique, toute destruction (même partielle) du milieu humide devait être compensée. Ainsi, la Ville réalise, dans le cadre de ses négociations avec le Ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs (« le Ministère »), qu’elle aura de la difficulté à obtenir l’autorisation du Ministère de détruire le milieu humide de la phase 2-B. C’est ce qui l’amène à changer le zonage des terrains détenus par les développeurs et à offrir au Ministère de protéger les milieux humides sur les terrains des développeurs (phase 2-B) afin de pouvoir assurer sa demande de certificat d’autorisation pour remblayer les terrains de la phase 2-A, en compensation.
Ce faisant, les développeurs perdent l’usage industriel de leur terrain et se retrouvent avec un terrain à usage récréatif très restrictif. Ces derniers estiment que ce changement de zonage est une expropriation déguisée et qu’ils doivent être compensés par Ville. Le juge de première instance fait droit à la demande des développeurs et condamne la Ville à verser 480 950 $ en dommages et 12 874 $ à titre de remboursement des taxes foncières municipales, de frais de justice et de frais d’expertise. La Ville se pourvoit en appel de la décision et les développeurs, quant à eux, demandent à la Cour d’appel de réviser à la hausse l’indemnité. La Cour d’appel réduit le montant d’indemnité octroyé en première instance à 190 400 $[1].
La notion d’expropriation déguisée – l’impossibilité de l’exercice du droit de propriété
Dans cette décision, la Cour d’appel rappelle la définition d’expropriation déguisée. Elle indique qu’une municipalité doit indemniser le propriétaire d’un immeuble[2] « que si le règlement est à ce point restrictif qu’il rend impossible l’exercice du droit de propriété. La restriction imposée par le règlement « doit équivaloir à une suppression de toute utilisation raisonnable du lot, une négation de l’exercice du droit de propriété ou encore, à une “véritable confiscation” ou à une appropriation de l’immeuble »[3]. À la lumière des faits du dossier, la Cour d’appel conclut à une expropriation déguisée, car elle considère que c’est l’effet du règlement adopté par la Ville et les restrictions qu’il imposait au niveau des usages et des constructions qui ont eu pour conséquence de « définitivement retirer [aux] propriétaires toute possibilité d’utiliser le lot en question à quelque fin raisonnable que ce soit, si ce n’est de s’y promener »[4]. La Cour d’appel, dans ses motifs, spécifie également que bien que la présence d’un milieu humide (comme le terrain des développeurs) puisse en lui-même imposer des restrictions aux usages et activités sur un terrain[5], cela n’écartait pas l’effet totalement prohibitif du règlement adopté par la Ville à l’égard de toute possibilité d’usage raisonnable du terrain par les développeurs. C’est donc le règlement adopté qui a eu pour effet d’engendrer une expropriation du terrain des développeurs.
Le calcul des dommages
Le juge de première instance a estimé que la valeur la plus juste s’obtiendrait en faisant la moyenne entre la valeur inscrite au rôle d’évaluation de la Ville et la valeur établie par consensus des deux experts-évaluateurs, de laquelle il soustrait une compensation en fonction d’un ratio 1:1 proposé par l’expert des développeurs, mais sans justification à l’appui[6].
Or, la Cour d’appel révise à la baisse le montant de l’indemnité, car elle considère que le calcul de l’indemnité par le juge de première instance ne reposait pas sur la preuve et n’utilisait pas les critères applicables en matière d’expropriation.
La Cour d’appel rappelle les principes suivants en matière de calcul d’indemnité :
a. l’indemnité « doit être établie selon l’usage le plus rémunérateur et le plus approprié pour le bien exproprié »;
b. l’usage sera « celui qui, au moment de l’évaluation, lui confère la valeur la plus élevée, soit en argent, soit en agrément ou en commodité d’un lieu »;
c. l’exproprié doit démontrer que l’usage est :
(1) possible (plutôt que théorique);
(2) probable (et non uniquement possible);
(3) permis par la loi ou les règlements;
(4) financièrement possible;
(5) réalisable à court terme; et
(6) qu’il existe « une demande pour le bien évalué à son meilleur usage »[7].
La Cour d’appel, après avoir évalué la preuve soumise par les développeurs, conclut que l’usage envisagé par les développeurs, à savoir un usage industriel, n’était pas possible et, par conséquent, qu’ils ne pouvaient avoir droit à l’indemnité qu’ils réclamaient pour l’usage industriel. La Cour d’appel estime toutefois que l’invitation de la Ville à se référer à la valeur estimée par son expert-évaluateur (c.-à-d., 190 400 $) équivaut à une admission de la valeur réelle du terrain et elle attribue cette indemnité aux développeurs[8].
2. Redbourne 4150 c. Westmount Plus inc., 2021 QCCS 1871 (permission d’appel refusée, Westmount Plus inc. c. Redbourne 4150, 2021 QCCA 1053) : l’obligation de paiement du loyer et la notion de force majeure
Survol
Le dossier Redbourne 4150 c. Westmount Plus inc. offre une nouvelle occasion pour les tribunaux d’examiner les obligations régissant les relations locateurs / locataires commerciaux en cette période de pandémie.
Dans cette décision à l’occasion d’une demande pour ordonnance de sauvegarde, la Cour supérieure nous donne quelques indications sur les éléments qu’elle considérerait comme exonérant (ou pas) un locataire de son obligation de payer le loyer dans un contexte de force majeure, et ce, jusqu’à ce que le dossier puisse être entendu au mérite. Sur la demande pour permission d’appel, la Cour d’appel analyse, de façon préliminaire, la clause de force majeure contenue au bail commercial, laquelle contenait une mention à l’effet que même en cas de force majeure, les parties n’étaient pas libérées de leur obligation d’effectuer des paiements en vertu du bail.
Les faits
Westmount Plus loue des locaux commerciaux de Redbourne 4150. Elle les utilise pour son centre d’affaires et sous-loue une soixantaine de bureaux à des tiers.
En raison de la pandémie, Westmount Plus a bénéficié de l’aide d’urgence du gouvernement et a payé un loyer réduit du 1er avril 2020 au 30 septembre 2020. De plus, plusieurs de ses sous-locataires étaient des services essentiels et ont continué à opérer durant la pandémie. Dès la fin du programme d’aide d’urgence du gouvernement, Westmount Plus a cessé d’acquitter son loyer, engendrant des arrérages de loyer, charges et taxes d’un montant de 277 201,82 $.
Dans son jugement, la Cour supérieure ordonne à Westmount Plus de payer 2 mois de loyer dans les 10 jours du jugement à être rendu et de continuer à payer, chaque premier jour du mois, le loyer dû pour les prochains 6 mois.
La défense de force majeure : caractère imprévisible et irrésistible
L’élément au cœur de ce dossier est la manière dont la défense de force majeure (en l’occurrence la pandémie de COVID-19) peut être soulevée par un locataire commercial afin de s’exonérer de son obligation de payer le loyer commercial dû à son locateur.
En l’espèce, la Cour supérieure a tranché que cette défense n’était pas ouverte à Westmount Plus, car elle n’avait pas réussi à démontrer le caractère « irrésistible » de la pandémie, simplement son caractère imprévisible. Or, les deux caractéristiques doivent être rencontrées pour correspondre à une force majeure selon le Code civil du Québec (art. 1470 al. 2).
Selon la Cour supérieure, afin que la défense de Westmount Plus inc. fonctionne, elle aurait dû prouver qu’en raison de la pandémie, il lui était impossible de payer son loyer et qu’elle ne pouvait exploiter son centre d’affaires et générer des revenus. Or, au contraire, la preuve démontrait plutôt une simple baisse de revenus.
Le locataire insatisfait de la gestion de l’immeuble ne se voit pas nécessairement privé de sa jouissance paisible
Westmount Plus justifiait également son refus de payer son loyer en raison des « actions gratuites et arbitraires » du locateur dans la gestion de l’immeuble et dans l’accès à l’immeuble durant la pandémie.
La Cour supérieure en profite pour rappeler que les locataires peuvent, dans certaines circonstances exceptionnelles, retenir le paiement du loyer, notamment lorsqu’ils n’ont pas une jouissance paisible des locaux loués ou lorsque d’autres enjeux substantiels surviennent en vertu du Code civil du Québec (par les effets combinés des articles 1854 et 1591 CCQ).
Toutefois, Westmount Plus inc. n’avait pas offert assez d’éléments de preuve venant étayer ses allégations vagues et générales quant aux décisions arbitraires de Redbourne 4150 et rien ne justifiait un quelconque droit à la rétention du loyer dû.
La clause de force majeure du bail commercial
La Cour d’appel, appuyant le raisonnement du jugement rendu en première instance, vient par ailleurs ajouter que la rédaction de la clause de force majeure, laquelle prévoyait qu’en aucun cas les parties n’étaient libérées de l’obligation d’effectuer un paiement, tendait à augmenter l’apparence de droit en faveur du paiement du loyer. Il sera toutefois intéressant de suivre la manière dont la Cour supérieure interprétera la clause du contrat, à la lumière de l’ensemble de la preuve administrée au mérite.
3. Changements législatifs
Le projet de loi no 67[9]
Le projet de loi no 67 (le « PL 67 »), portant principalement sur l’aménagement des zones inondables, apporte des changements qui vont bien au-delà des questions entourant les lacs et cours d’eau du Québec. Ce projet de loi a un impact significatif sur la pratique immobilière et même si l’édiction d’un règlement d’application reste à venir pour précisément en délimiter les conséquences, voici quelques dispositions venant affecter l’immobilier au Québec.
Dérogations accordées en zones inondables[10]
Le gouvernement se réserve, aux termes du PL 67, le droit d’abroger le Plan de protection du territoire face aux inondations. Une MRC n’aura donc plus la même marge de manœuvre pour modifier son schéma d’aménagement afin d’y intégrer une dérogation pour des projets immobiliers en zones inondables. La réglementation provinciale viendra également remplacer la réglementation municipale en matière de zonage et de lotissement, rendant les dérogations prévues audit règlement municipal obsolètes. En l’absence de réglementation provinciale, le statut des dérogations accordées aux projets immobiliers avant l’entrée en vigueur du PL 67 en vertu de la réglementation municipale demeure incertain et devra être précisé suite à l’entrée en vigueur du règlement provincial.
Accès aux plans d’eau[11]
L’accès aux plans d’eau a longtemps été revendiqué par les adeptes de la nature, de la pêche et des sports nautiques. Le PL 67 vient répondre à cette demande en permettant aux municipalités d’exiger la cession d’un terrain donnant accès à l’eau pour toute approbation d’opération cadastrale en plus d’une contribution financière pour l’établissement d’un accès public à l’eau. La superficie d’un terrain devant être cédé ne peut toutefois excéder 10 % de celle de l’ensemble des terrains visés par l’opération cadastrale.
Nouveaux pouvoirs municipaux de taxation en lien avec la COVID-19[12]
Une municipalité locale pourra, aux termes du PL 67, par un règlement qui ne requiert aucune approbation ministérielle, autoriser l’emprunt de deniers disponibles dans son fonds général ou dans son fonds de roulement pour financer des dépenses attribuables à la pandémie de la COVID-19 et engagées au cours de l’exercice financier de 2020 ou de 2021 ou pour compenser une diminution de ses revenus attribuable à la pandémie et constatée au cours de ces mêmes exercices. Le règlement devra prévoir, entre autres, le remboursement, d’un terme maximal de 10 ans, lequel pourra provenir à même d’une taxe spéciale imposée sur tous les immeubles imposables du territoire de la municipalité.
Gel du rôle d’évaluation foncière[13]
Avant l’entrée en vigueur du PL 67, la Loi sur la fiscalité municipale (« LFM ») obligeait l’évaluateur municipal à modifier le rôle d’évaluation foncière pour refléter la diminution de valeur d’un immeuble découlant de l’imposition d’une restriction juridique aux utilisations possibles d’un immeuble. La pandémie de la COVID-19 a apporté de telles restrictions juridiques en obligeant par exemple la fermeture de commerces non essentiels, ce qui aurait autrefois permis une diminution de l’évaluation foncière aux termes des dispositions de la LFM.
Cependant, le PL 67 vient modifier la LFM et stipule qu’une règle imposée par le gouvernement, un ministre ou une municipalité pour protéger la santé de la population durant la pandémie de la COVID-19, qui a pour effet de restreindre en totalité ou en partie les activités d’une entreprise, ne constitue pas une restriction juridique au sens de la LFM. Cette mesure, présentement en vigueur, est rétroactive au 13 mars 2020.
Le projet de loi no 78[14]
Le projet de loi no 78 (le « PL 78 ») adopté le 3 juin 2021 devrait permettre au gouvernement de concrétiser son engagement à prévenir et à lutter contre l’évasion fiscale et la corruption. Pour les propriétaires fonciers, lesquels font souvent usage de stratégies fiscales et organisationnelles impliquant l’utilisation de tiers ou de prête-nom, ces nouvelles mesures viennent imposer des obligations de divulgation importantes.
Bénéficiaires ultimes et informations accessibles au public[15]
Le PL 78 oblige, sauf quelques exceptions, une personne ou un groupement de personnes immatriculé volontairement ou toute personne, fiducie ou société de personnes tenue de l’être (un « Assujetti »), à déclarer certaines informations relatives aux personnes physiques qui sont leurs bénéficiaires ultimes, dont leur nom, domicile et date de naissance ainsi que tout autre nom qu’ils utilisent au Québec et sous lequel ils s’identifient ainsi que, selon les modalités déterminées par règlement du gouvernement (à venir), le type de contrôle exercé par chacun d’eux ou le pourcentage d’actions, de parts ou d’unités qu’ils détiennent ou dont ils sont bénéficiaires. L’ensemble de ces informations seront rendues accessibles au public et seront opposables aux bénéficiaires ultimes[16].
L’Assujetti devra également fournir, à l’égard de chacun de ses administrateurs, le nom, domicile, date de naissance et une copie d’une pièce d’identité émise par une autorité gouvernementale à l’appui de toute déclaration ou mise à jour des informations relatives à ceux-ci.
[1] Ville de Saint-Rémi c. 9120-4883 Québec inc., 2021 QCCA 630, para 78 (« Ville de Saint-Rémi »)
[2] Art. 952 CCQ
[3] Ville de Saint-Rémi, para 25 citant plusieurs décisions rendues par la Cour supérieure, à savoir, Ville de Québec c. Rivard, 2020 QCCA 146; Municipalité de Saint-Colomban c. Boutique de golf Gilles Gareau inc., 2019 QCCA 1402, paragr. 64-66; Wallot c. Québec (Ville de), 2011 QCCA 1165, paragr. 47, mais omettant curieusement la décision de la Cour suprême rendue dans Lorraine (Ville) c. 2646 8926 Québec inc., [2018] 2 RCS 577 présentant une définition plus souple de la notion d’expropriation déguisée.
[4] Ville de Saint-Rémi, paras 28-30, 39
[5] En vertu de la Loi sur la qualité de l’environnement, c. Q-2
[6] Ville de Saint-Rémi, para 52
[7] Ville de Saint-Rémi, para 66
[8] Ville de Saint-Rémi, para 77
[9] Loi instaurant un nouveau régime d’aménagement dans les zones inondables des lacs et des cours d’eau, octroyant temporairement aux municipalités des pouvoirs visant à répondre à certains besoins et modifiant diverses dispositions
[10] Voir les articles 9, 10 al. 1 paragraphe 1 a), et articles 14 à 16 du PL 67 qui viennent amender la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme
[11] Voir les articles 10 al. 1 paragraphe 1 c) et paragraphe 2, articles 11 et 12 du PL 67 qui viennent amender la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme
[12] Voir les articles 128 et 129 du PL 67
[13] Voir l’article 133 du PL 67 modifiant la Loi sur la fiscalité municipale
[14] Loi visant principalement à améliorer la transparence des entreprises
[15] Voir l’article 8 du PL 78
[16] Voir l’article 17 du PL 78
par Andrei Pascu, Sonia Rainville, Yassin Gagnon-Djalo et Ismaël Bolly
Mise en garde
Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt consulter ses propres conseillers juridiques.
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