Les pièges des obligations liées au développement durable
Les pièges des obligations liées au développement durable
Avec la récente publication en août dernier du 1er volume du 6e rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC)[1] et son constat alarmant sur l’état du réchauffement climatique, il devient impérieux que le monde de la finance et les entreprises se joignent aux efforts des autres parties prenantes de la société afin qu’ils deviennent un outil de transition écologique.
Précurseur en la matière et agissant comme codificateur des pratiques de marché, en juin 2020 l’International Capital Market Association (ICMA) a publié ses Principes applicables aux Obligations liées au Développement Durable (Sustainability – Linked Bonds ou SLB)[2]. Ces principes s’ajoutent aux principes déjà publiés par ICMA concernant les obligations vertes (Green Bond Principles) et les obligations sociales (Social Bond Principles) et les lignes directrices applicables aux obligations durables (Sustainability Bond Guidelines). Selon ICMA les obligations liées au développement durable ont pour objectif de développer le rôle clé que les marchés obligataires peuvent jouer pour financer et encourager la responsabilité sociale et environnementale des entreprises et ainsi contribuer à la durabilité.
Depuis la publication des Principes applicables aux SLB, 36 milliards de dollars d’obligations ont été émises sous ce régime. Le deuxième trimestre de 2021 a même vu une forte croissance tant en volume qu’en valeur[3] de ce type d’émission particulièrement populaire en Europe[4] et depuis peu sur le radar des émetteurs canadiens[5].
Contrairement aux obligations vertes dont le produit de l’émission doit être utilisé exclusivement pour financer ou refinancer, partiellement ou en totalité, des projets verts nouveaux et/ou en cours[6], les SLB sont des titres de dette dont les caractéristiques financières et/ou structurelles peuvent varier dépendamment si les objectifs de performance de durabilité/ESG prédéfinis par l’émetteur sont atteints ou non. Cette faculté pour l’émetteur d’établir lui-même ses objectifs environnementaux permet à un plus grand bassin d’émetteurs d’y avoir recours. En ce sens, les SLB sont vues comme un moyen encore plus performant et catalyseur que les obligations vertes d’atteindre une économie sobre en carbone, inclusive et durable. Dégagé de la contrainte d’avoir à utiliser le produit de l’émission exclusivement dans le cadre strict d’un projet admis comme « vert », les émetteurs de SLB peuvent s’en servir pour financer des projets qui n’auraient pas été admis d’office comme « vert », mais qui néanmoins peuvent avoir un impact positif sur la durabilité. Sans les SLB, ces initiatives et projets n’auraient jamais été financés. En effet, le fait que les obligations vertes augmentent le niveau d’investissement dans des projets « verts » peut être contesté. Plusieurs des projets verts financés par des obligations vertes auraient vu le jour même en l’absence d’obligations vertes, ces projets faisant déjà partie du plan d’affaires ou de l’ADN de l’émetteur et étaient reliés à sa principale activité (énergie renouvelable, recyclage de matériaux, technologie verte) et ainsi auraient pu être financés par une obligation « standard ».[7] En revanche, les SLB permettent à des entreprises actives dans le secteur primaire (par ex. exploitation minière, pétrolière et gazière), dans le secteur secondaire (par ex. pharmaceutiques, chimiques, sidérurgie, cimenterie) et dans le secteur tertiaire (par ex. transport aérien, maritime, routier) d’avoir accès au marché de l’investissement durable et ainsi contribuer à diminuer l’empreinte de ces entreprises sur l’environnement et particulièrement sur le réchauffement climatique.
Dans le cadre d’une émission de SLB, l’émetteur s’engage expressément sur des améliorations futures de ses résultats en matière de durabilité selon un calendrier prédéfini. Les SLB sont donc des instruments prospectifs basés sur la performance. Cette performance se mesure au moyen d’indicateurs clés (Key Performance Indicator ou KPI) et s’évalue par rapport à des objectifs de performance de durabilité (Sustainability Performance Targets ou SPT).
Cependant, certains pièges sont associés au SLB. Sans ordre d’importance, ils sont : (1) le manque d’ambition associée à la sélection des KPI et la fixation des SPT; (2) l’augmentation insuffisante du coupon associée à la non-atteinte des SPT; (3) la présence d’échappatoires intégrées à la structure de l’obligation; et (4) la divulgation tardive des KPI durant la durée de l’obligation. Examinons tour à tour chacun d’eux.
La sélection des KPI et la fixation des SPT
Dans son énoncé des Principes applicables aux Obligations liées au Développement Durable, ICMA déclare que la performance de l’émetteur en matière de durabilité doit être mesurée en utilisant des KPI durables qui peuvent être externes ou internes. Ce choix entre des KPI externes et internes pourrait amener un émetteur « opportuniste » à choisir uniquement des KPI internes et ainsi concentrer l’analyse d’impact et d’atteinte des SPT uniquement sur certains aspects de ses opérations plutôt que sur l’effet global de ses activités. Par exemple, en mars 2021 PT Japfa Comfeed Indonesia Tbk (Japfa), une entreprise agroalimentaire d’Indonésie a émis pour 350 millions de dollars américains de SLB avec une échéance de cinq ans[8]. Dans le cadre de cette émission, Japfa s’est engagée, avant le 23 décembre 2024 à installer des équipements de traitement des eaux usées dans 8 de ses abattoirs et dans un de ses couvoirs de sa division des volailles. Le SPT pour cette émission est établi sur le nombre d’abattoirs et de couvoirs qui seront pourvus d’équipements de traitement des eaux alors que le KPI utilisé est une mesure annuelle en mètre cube des eaux usées. Ainsi, il se pourrait très bien que Japfa atteigne son SPT sans vraiment que cela se traduise par une réduction significative et matérielle du volume de ses eaux usées. En effet, il lui suffira de mettre en place ces équipements de traitement des eaux afin d’atteindre son SPT sans même que cela se traduise nécessairement par une baisse du volume de rejet de ses eaux usées. L’on peut également s’interroger sur l’étalonnage du SPT choisi par Japfa par rapport à sa stratégie globale de développement durable. En effet, dans son rapport de 2019 sur la responsabilité d’entreprise, Japfa ne faisait même pas d’une priorité l’état du traitement de ses eaux usées. Rappelons qu’ICMA énonce que « les SPT doivent être ambitieux et représenter une amélioration significative de la performance de l’entreprise et aller au-delà du train-train quotidien de l’entreprise et, si possible, être comparés à un benchmark ou à une référence externe. Finalement, ils doivent être cohérents avec la stratégie de développement durable/ESG des émetteurs.
La variation insuffisante du coupon associé à la non-atteinte des SPT.
Les lignes directrices d’application volontaire sur les SLB publiées par ICMA recommandent que la variation des caractéristiques financières et/ou structurelles de l’obligation soit proportionnée et significative au regard des caractéristiques financières initiales de l’obligation. Ainsi, sur les marchés de SLB une augmentation du taux de 25 points de base semble aujourd’hui la norme. Dans l’environnement de bas taux d’intérêt actuel, l’on peut donc s’interroger sur la proportionnalité et le caractère punitif de cette augmentation du taux d’intérêt qui représente une variation dont l’étendue représente 5 à 10 % du coupon initial. Jumelée à un modeste SPT, cette faible variation du coupon peut ne pas inciter les dirigeants de l’émetteur à atteindre leur objectif de développement durable.
Enfin, les fournisseurs d’avis secondaire (second-party opinion givers) n’incluent jusqu’à maintenant pas une analyse de la proportionnalité et de la sévérité de la variation des caractéristiques dans leurs évaluations externes.
En terminant, mentionnons qu’une pénalité excessive pourrait avoir comme conséquence perverse d’attirer comme investisseur de SLB des arbitragistes dont le seul but serait de miser sur un échec de l’émetteur afin de récolter un meilleur rendement sur leurs obligations, la conséquence de l’échec de l’émetteur à atteindre son SPT et de l’augmentation du coupon.
La présence d’échappatoires intégrées à la structure de l’obligation
Les émetteurs de SLB incluent généralement dans la documentation obligataire une clause échappatoire permettant des changements significatifs du périmètre d’application des KPI et de l’évaluation du ou des SLB afin de tenir compte d’une acquisition ou d’un changement dans l’environnement réglementaire. Par conséquent, l’investisseur non avisé de SLB pourrait être surpris d’apprendre que l’émetteur dans lequel il a investi se porte soudainement acquéreur d’actifs dans le domaine du charbon à même le produit du placement du SLB et que ces mêmes actifs, par application de la clause échappatoire, seront exclus du calcul du KPI servant à évaluer le SPT de l’émetteur. Celui-ci s’étant pourtant engagés à diminuer son empreinte carbone. Cet investisseur sera d’autant plus crédule qu’il n’aura possiblement même pas droit à une hausse du coupon, l’émetteur ayant, malgré cette acquisition d’actifs reliés à l’énergie fossile, atteint son SPT.
La divulgation tardive des KPI
ICMA recommande aux émetteurs de SLB de mettre à la disposition du public investisseur des informations actualisées sur les performances du ou des KPI sélectionnés ainsi qu’un rapport de vérification relatif aux SPT décrivant la performance de l’émetteur par rapport aux SPT.
Selon ICMA, ces rapports doivent être publiés régulièrement, au moins une fois par an, et dans tous les cas pour toute date/période pour lesquelles la performance des SPT doit être évaluée pour appliquer une possible variation du coupon ou autres caractéristiques financières ou structurelles du SLB.
En pratique, on observe certains émetteurs de SLB qui n’adhèrent pas à cette divulgation annuelle et retardent la divulgation publique d’information concernant les KPI tard dans l’échéance de l’obligation. Cette pratique peut avoir pour incidence de permettre à un émetteur peu scrupuleux d’obtenir et de bénéficier pendant une longue période avant l’échéance de l’obligation de meilleures conditions de financement tout en ne déployant pas les efforts commandés d’un émetteur de SLB engagé dans une transformation de ces activités vers une économie plus verte et durable.
Le marché des SLB a même vu certains émetteurs de SLB détenant une cote de crédit inférieure à BBB (émetteur d’obligations de pacotille) avoir une date de remboursement anticipé (a call date) avant la date prévue pour l’application d’une possible augmentation du coupon du SLB, la conséquence d’un échec de l’émetteur à atteindre ses objectifs de performance de durabilité.
Afin d’éviter cette situation indésirable, une modification à la mécanique du remboursement anticipé devrait prévoir et situer la mesure des KPI et de l’évaluation de l’atteinte du SPT correspondant au moment du remboursement anticipé et le calcul du coupon sur la base d’une hausse rétroactive de celui-ci et son paiement à la date du remboursement anticipé.
Conclusions
Bien que l’idéologie derrière les SLB soit bonne et louangeable, un investisseur avisé ou un émetteur ambitieux devront porter une attention particulière aux pièges décrits ci-dessus afin de ne pas sombrer dans l’écoblanchiment ce qui pourrait nuire à la réputation et la crédibilité de l’investisseur et/ou de l’émetteur et possiblement mener à une déconfiture du marché des SLB. À moyen terme, nous croyons que ce marché fera l’objet d’un examen de la part des régulateurs de marchés qui verront à resserrer les critères d’application des SLB en faisant, par exemple, en sorte que les KPI soient scientifiquement fondés et reconnus, notamment, comme contribuant véritablement à une diminution des GES.
L’équipe ESG- Finance durable de TRC-Sadovod peut vous aider à naviguer parmi ses embuches et à vous garder au fait des développements sur les marchés des instruments de finance durable, n’hésitez pas à communiquer avec nous.
[1] 1er volume du 6e rapport d’évaluation, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), août 2021
[2]Principes applicables aux Obligations liées au Développement Durable (Sustainability – Linked Bonds ou SLB), International Capital Market Association (ICMA), juin 2020
[3] La valeur du montant des émissions de SLB au premier trimestre de 2021 est sensiblement l’équivalent de la valeur du montant des émissions de SLB pour toute l’année 2020 et la valeur des émissions de SLB pour le deuxième trimestre de 2021 est presque le double de celles émises en 2020. La banque d’affaires JP Morgan prévoit même que la valeur des émissions de SLB pourrait atteindre entre 120 milliards et 150 milliards de dollars américains cette année (voir Sustainability-linked bond market to swell up to $150 billion: JPMorgan ESG DCM head, Reuters, 22 mars 2021 ).
[4] Plus de la moitié des émissions de SLB proviennent d’Europe. Leur popularité s’est accrue également du fait que la Banque Centrale Européenne accepte certains SLB comme collatéraux et d’inclure certains SLB dans son programme de rachat d’actifs. Ceux-ci doivent être alignés avec la Taxonomie européenne ou avec les objectifs de développement durable de l’ONU.
[5] Voir les framework de Telus du 14 juin 2021 (en version anglaise uniquement) et son émission subséquente du 21 juin 2021 d’un SLB de 10 ans d’un montant de 750 millions de dollars canadien avec un coupon de 2,85% et le framework d’Enbridge du 17 juin 2021 et son émission subséquente le 28 juin d’un SLB de 12 ans d’un montant de 1 milliard de dollars américains avec un coupon de 2,50%.
[6] Les anglo-saxons parlent de Use of Proceeds Bonds ou UoP Bonds.
[7] Voir à ce sujet « Shooting for the Moon in a Hot Air Balloon? Measuring How Green Bonds Contribute to Scaling Up Investments in Green Projects”, Discussion Paper May 2018, A 2° Investing Initiative report by Stand Dupre, Taylor Posey, Tina Wang and Tricia Jamison.
[8] Prospectus
Par Bruno Caron
Mise en garde
Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.
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