Les obligations environnementales ne sauraient être ignorées même en cas de faillite : Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd.
Les obligations environnementales ne sauraient être ignorées même en cas de faillite : Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd.
Sensibles aux préoccupations croissantes de l’opinion quant aux incidences environnementales des activités commerciales, les provinces ont adopté une législation environnementale et en ont élargi la portée afin de rendre les sociétés responsables du coût de la réparation du préjudice environnemental qu’elles causent. Toutefois, les autorités de réglementation ont de la difficulté à déterminer comment rendre les sociétés responsables du préjudice environnemental qu’elles causent lorsqu’elles deviennent insolvables. Pendant de nombreuses années, les obligations de nettoyage ont été traitées comme des créances ordinaires, lesquelles ont un rang inférieur à celui des créances garanties.
Le 31 janvier 2019, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a rendu un arrêt très attendu dans l’affaire Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd., 2019 CSC 5 (« Redwater ») dans lequel la Cour a examiné l’interrelation entre la loi fédérale sur l’insolvabilité et les règlements provinciaux en matière de protection de l’environnement. La CSC a confirmé le régime de réglementation environnementale de l’Alberta qui lui permet de contourner les priorités établies dans la Loi sur la faillite et l’insolvabilité fédérale (la « LFI »), laissant ainsi entrevoir des conséquences potentiellement nombreuses en droit de l’insolvabilité et en droit de l’environnement.
Arrêt Redwater
Cette affaire a trait à la faillite et à la mise sous séquestre de Redwater Energy Corporation (la « Société »), société pétrolière et gazière exerçant ses activités en Alberta, et à un différend entre l’autorité de réglementation, Alberta Energy (l’« autorité de réglementation ») et le séquestre et syndic de faillite de la Société, Grant Thornton Ltd. (le « Séquestre »), sur la question de savoir qui était responsable des coûts de remise en état des puits de pétrole abandonnés de la Société. La Société exploitait plusieurs puits et pipelines dans la province.
Selon le régime de réglementation de l’Alberta, chaque société exerçant des activités dans les secteurs pétrolier ou/et gazier se voit attribuer une cote de gestion de la responsabilité (une « CGR »), qui représente le rapport entre la valeur totale des biens d’une société qui sont visés par des permis et les coûts de la remise en état de ces biens à la fin de leur vie utile. Les sociétés doivent maintenir une CGR supérieure à 1,0 pour éviter de payer un dépôt de garantie et elles ne peuvent pas transférer des permis si un tel transfert avait pour effet de faire tomber la CGR sous le ratio de 1,0 (ou dans certains cas 2,0). Pour éviter que les sociétés n’échappent à leur responsabilité environnementale en déclarant faillite, le régime de l’Alberta inclut le « syndic » ou « séquestre » dans la définition de « titulaire de permis » dans le contexte de l’abandon en fin de vie et des obligations de remise en état.
Dans l’affaire Redwater, la Société a éprouvé des difficultés financières et a été mise sous séquestre, finissant par faire faillite. L’autorité de réglementation a avisé le Séquestre qu’en tant que syndic, il était tenu de remplir les obligations de remise en état de la Société avant d’attribuer des biens à des créanciers. Le Séquestre a indiqué qu’il ne prenait contrôle que de certains des biens de la Société et renonçait aux biens restants de la Société, évitant ainsi la responsabilité inhérente à la remise en état.
Devant les tribunaux, le Séquestre a soutenu qu’il ne saurait être tenu responsable dans le cadre du régime de réglementation provincial, car cela serait incompatible avec la LFI. En effet, le régime de priorité établi par la LFI s’en trouverait renversé, ce qui rendrait la réglementation provinciale inopérante, compte tenu de la doctrine juridique de la prépondérance fédérale. Bien que le juge siégeant en cabinet et les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta aient donné raison au Séquestre, la CSC a rejeté ces deux arguments et a conclu que la doctrine de la prépondérance fédérale ne trouvait pas application, car il était possible d’interpréter le régime de réglementation environnementale de l’Alberta sans créer de conflit avec la LFI :
« [c]haque fois qu’on peut légitimement interpréter une loi fédérale de manière qu’elle n’entre pas en conflit avec une loi provinciale, il faut appliquer cette interprétation de préférence à toute autre qui entraînerait un conflit »[1]
La Cour a conclu à l’absence d’un conflit d’application entre les deux lois et que le Séquestre demeurait tenu de s’acquitter des obligations de fin de vie associées à tous les biens de la Société.
La CSC a également examiné la question de savoir si l’autorité de réglementation faisait valoir une réclamation « prouvable en matière de faillite », laquelle recevrait la priorité qui lui a été attribuée par la procédure collective établie par le régime de priorité de la LFI. Dans ce cas, la règle selon laquelle la loi provinciale devient inopérante si elle entre en conflit avec l’ordre de priorité établi par la loi fédérale s’appliquerait.
Le critère que l’on doit appliquer pour savoir si une réclamation environnementale est prouvable en matière de faillite a été établi par la CSC dans l’affaire Terre‑Neuve‑et‑Labrador c. AbitibiBowater Inc., 2012 CSC 67 (« Abitibi ») en ces termes :
- on doit être en présence d’une dette, d’un engagement ou d’une obligation envers un créancier;
- la dette, l’engagement ou l’obligation doit avoir pris naissance avant que le débiteur ne devienne failli;
- il doit être possible d’attribuer une valeur pécuniaire à cette dette, cet engagement ou cette obligation[2].
Par conséquent, les obligations environnementales appliquées par un organisme de réglementation ne sont pas toutes des réclamations prouvables en matière de faillite. Dans l’arrêt Redwater, la Cour a conclu que le premier volet du critère n’était pas rempli, car l’autorité de réglementation avait agi dans l’intérêt public et n’était pas en mesure d’obtenir un avantage financier comme le ferait un créancier. Par conséquent, la réclamation environnementale n’étant pas prouvable en matière de faillite, elle n’était donc pas incompatible avec le régime de priorité énoncé dans la LFI.
Incidences en droit de l’environnement
Avant l’arrêt Redwater, les autorités de réglementation avaient de la difficulté à faire respecter les obligations de remise en état incombant à une société qui devenait insolvable. Selon le critère établi dans Abitibi, les ordonnances de remise en état environnementale qui sont prouvables en matière de faillite sont des créances ordinaires, ce qui rend leur probabilité de récupération faible par rapport aux créanciers garantis. En raison de cette difficulté, les autorités de réglementation ont employé d’autres méthodes pour tenter de s’assurer que la contamination qu’une société qui a fait faillite laisse derrière elle sera nettoyée.
Dans l’affaire Northstar Aerospace Inc., Re., par exemple, le ministère de l’Environnement de l’Ontario n’a pas été en mesure de faire respecter une ordonnance de décontamination prononcée contre une société déclarée en faillite au motif qu’une fois la procédure de faillite amorcée, le ministère ne pouvait pas exiger l’acquittement d’une obligation de paiement contre la société. Le ministère devait plutôt présenter une réclamation contre la société et contre d’autres créanciers ordinaires. Par conséquent, le ministère avait plutôt choisi de poursuivre les administrateurs de la société personnellement, concluant en fin de compte un règlement pour une fraction de ce que le ministère avait à l’origine demandé contre la société[3].
Redwater est une indication de la volonté de la CSC de résoudre des conflits entre la législation sur l’environnement et celle sur l’insolvabilité, pour tenter de protéger l’environnement. Selon le libellé particulier de la loi environnementale provinciale, Redwater renforce le pouvoir des autorités de réglementation provinciales de faire respecter des ordonnances de remise en état environnementales dans les cas où ces réclamations ne sont pas des réclamations prouvables en matière de faillite. Nous devrions nous attendre à ce que les autorités de réglementation exigent de plus en plus le respect des obligations de remise en état dans les cas où la société est insolvable ou allègue être en difficulté financière. De plus, Redwater rendra plus difficile pour les sociétés d’abandonner leurs obligations environnementales lorsqu’elles sont insolvables et, au moins en principe, fera diminuer le risque que les administrateurs soient tenus de s’acquitter des obligations d’une société qui devient insolvable.
Du point de vue de la politique de protection de l’environnement et du respect du principe pollueur-payeur, Redwater est sans conteste de bon augure[4]. Toutefois, on pourrait se demander si la CSC, en décidant de l’affaire comme elle l’a fait, a rendu plus ardue l’atteinte de l’objectif de la loi sur la faillite fédérale et l’obtention d’un financement adéquat par les sociétés. Pour ce qui est des conséquences de l’affaire Redwater sur les prêteurs, veuillez lire l’article suivant : Supreme-Court-of-Canada-Allows-Redwater-Appeal-Regulator-entitled-to-super-priority-for-abandonment-and-reclamation-costs (en anglais seulement).
par Holly Sherlock et Talia Gordner
[1] Redwater au par. 78, citant Canadian Western Bank v Alberta, 2007 CSC 22 au paragr. 75.
[2] Abitibi, au paragr. 26.
[3] theglobeandmail.com/report-on-business/industry-news/the-law-page/former-northstar-directors-officers-reach-deal-with-ontario-over-cleanup/article15125063/.
[4] Pour certains, l’une des conséquences éventuelles inattendues de l’arrêt pourrait être que les séquestres et les syndics vendront ou remettront en état moins de propriétés contaminées.
Mise en garde
Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt consulter ses propres conseillers juridiques.
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