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Les limites de la protection fiduciaire

30 juillet 2021 Bulletin de litige Lecture de 6 min

Fournisseurs et sous-traitants du secteur de la construction ont intérêt à prendre connaissance d’une récente décision inédite de la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Dans Carillion Canada Inc. (Re), la Cour a statué que la réalisation d’un balayage de trésorerie automatique (cash sweep) sur les fonds en banque de Carillion les avait soustraits à leur protection fiduciaire, ce qui a privé les sous-traitants de Carillion de leurs droits sur 22 millions de dollars conservés dans un compte étranger au sein d’une banque internationale (la « banque »).

Nommé pour agir lors des procédures d’insolvabilité de Carillion en Ontario, le contrôleur de Carillion (le « contrôleur ») a argué que les fonds balayés faisaient l’objet d’une fiducie en vertu de la Loi sur la construction de l’Ontario et que, par conséquent, la société mère de Carillion, le propriétaire du compte à la banque et la banque n’y avaient pas accès à des fins de compensation. Cette prétention s’est vue rejetée. Il ne reste ainsi aux sous-traitants canadiens de Carillion qu’un recours non garanti en violation fiduciaire et en rupture de contrat contre Carillion Canada.

Contexte

Les demandeurs dans ces procédures en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la « LACC ») faisaient partie d’un conglomérat international de construction et de gestion d’installations (le « groupe Carillion »). La banque, défenderesse à la requête du contrôleur, a assuré nombre de services bancaires à ce groupe, dont des services de mise en commun et de balayage de fonds.

La demanderesse Carillion Construction Inc. (« Carillion Construction »), exploitante de l’entreprise de construction du groupe Carillion en Ontario, était entrepreneure générale de quelques grands projets de construction. Ces fonctions l’amenaient à recevoir les paiements de propriétaires de projets en contrepartie d’améliorations apportées à leurs propriétés, sommes à même lesquelles elle devait rémunérer les fournisseurs de matériaux et les sous-traitants ayant participé à ces travaux.

Aux termes d’une convention entre Carillion Construction et la banque, les fonds payés pour ces projets étaient régulièrement balayés du compte bancaire canadien de Carillion Construction vers le compte de Carillion Canada Inc., sa société sœur, à la banque. Or peu de temps après un tel balayage, une société mère britannique du groupe Carillion a intenté des procédures d’insolvabilité en Angleterre, lesquelles ont été suivies de procédures en Ontario en vertu de la LACC. Bien que les services susmentionnés de mise en commun et de balayage de fonds aient en conséquence pris fin, les fonds versés à Carillion Construction au titre de projets de construction en Ontario étaient demeurés dans le compte à la banque (les « fonds détenus »).

Lorsque Carillion s’est placée sous la protection de ses créanciers en vertu de la LACC, le contrôleur a soutenu que 21,7 millions de dollars des fonds détenus étaient en fiducie d’origine législative aux termes de la Loi sur la construction et appartenaient donc aux divers fournisseurs et sous-traitants impayés de Carillion Construction. En désaccord avec cette assertion, la banque affirmait être titulaire d’un droit contractuel de compensation aux termes de son entente de mise en commun avec le groupe Carillion, indiquant au surplus qu’elle conserverait les fonds jusqu’à ce que la Cour tranche la question.

La principale question présentée à la Cour était donc celle à savoir si les fonds en question remplissaient le critère des trois certitudes, ce qui les exclurait du patrimoine de Carillion Construction et donc du gage de la Banque aux fins de l’exercice de son droit de compensation.

Fiducies de construction et insolvabilité

La Loi sur la construction prévoit l’existence d’une fiducie d’origine législative en faveur des fournisseurs et sous-traitants impayés. Plus précisément, ses articles 7 et 8 prévoient que les fonds que paie le propriétaire d’un projet à son entrepreneur général font l’objet d’une fiducie dont sont bénéficiaires les fournisseurs et sous-traitants qui, ayant fourni des biens ou des services à l’égard du projet, n’ont pas été rémunérés pour ceux-ci. Ces dispositions ont pour objet de mettre ces fonds à l’abri des créanciers externes et d’en assurer le versement aux participants au projet.

La jurisprudence ontarienne a récemment établi les circonstances dans lesquelles des fonds pouvant faire l’objet d’une fiducie en vertu de la Loi sur la construction se qualifient effectivement de fonds en fiducie au sens de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la « LFI »). Le cas échéant, ils ne sont plus considérés comme appartenant à l’entrepreneur failli et constituant le gage commun de ses créanciers, mais sont plutôt réservés aux bénéficiaires de cette fiducie.

Dans l’affaire Guarantee Company of North America v. Royal Bank of Canada[1]  GCNA »), la Cour d’appel de l’Ontario a affirmé que n’importe quelle fiducie créée par une loi provinciale doit refléter trois certitudes pour se qualifier de fiducie aux termes de la LFI : (i) la certitude d’intention; (ii) la certitude d’objet; et (iii) la certitude de matière. Pour conclure à l’existence d’une certitude d’intention, la Cour doit reconnaître une obligation de détenir des biens en fiducie au bénéfice d’autrui. La décision dans GCNA a confirmé que les dispositions fiduciaires de la Loi sur la construction satisfont à cette exigence[2]. Pour ce qui est de la certitude d’objet, les bénéficiaires de la fiducie doivent être déterminables. Enfin, il y a certitude de matière lorsque tant les biens que les fonds faisant l’objet de la fiducie sont identifiables.

Il convient de souligner que dans GCNA, la Cour d’appel a statué que la confusion dans un seul compte de fonds provenant de plusieurs projets de construction pourrait ne pas faire échec à la certitude de matière s’il demeure possible de distinguer ces fonds les uns des autres et de les retracer[3]. Se fondant sur des principes similaires, la Cour, dans Urbancorp Cumberland 2 GP Inc. (Re) [4], a jugé que le produit de la vente d’un immeuble en condominium déposé dans différents comptes contenant les produits d’autres projets de construction satisfaisait au critère des trois certitudes. Elle a en effet conclu que la confusion dans un même compte de paiements issus de divers projets n’empêche pas en soi la certitude de matière si chaque somme s’identifie facilement et se comptabilise séparément[5].

La décision

Dans Carillion Canada Inc. (Re), le juge Hainey a conclu à la perte de la certitude de matière en ce qui concerne la fiducie de la Loi sur la construction, qui sinon aurait pu s’appliquer aux fonds reçus par Carillion de divers propriétaires de projets. En effet, ces derniers avaient été confondus dans le compte à la banque pour ensuite être divisés et transférés par Carillion dans neuf comptes bancaires détendus par sept entités différentes. Il en ressort que s’il y avait auparavant eu certitude de matière, ces opérations l’ont éliminée et, de ce fait, ont coûté aux fonds leur protection fiduciaire.

De plus, la Cour a vu d’un mauvais œil le fait que ces derniers avaient en partie servi à rembourser des dettes de Carillion Construction, ce qui indique qu’ils n’avaient pas été « comptabilisés séparément » et ne pouvaient pas être retracés. Il s’agit là d’une différence fondamentale entre les faits de l’espèce et ceux de GCNA, où les fonds issus de divers projets de construction étaient demeurés dans un seul et même compte sans être « voués à d’autres utilisations », et étaient toujours considérés comme identifiables aux fins d’une fiducie[6]. Ainsi, les fonds versés à Carillion dans le compte à la banque n’étant plus en fiducie au bénéfice des sous-traitants aux termes de la Loi sur la construction, le juge Hainey a rejeté la demande du contrôleur.

L’appel proposé

Le contrôleur a demandé l’autorisation d’en appeler de cette décision, sa question charnière à cet effet ayant trait aux circonstances dans lesquelles une fiducie en vertu de la Loi sur la construction exclut effectivement les biens fiduciaires du patrimoine du demandeur en cas de procédures en vertu de la LACC. Plus précisément, le contrôleur a demandé des précisions sur les circonstances dans lesquelles il peut y avoir certitude de matière si des fonds en fiducie sont confondus à d’autres sommes, et sur celles dans lesquelles un bénéficiaire peut retracer des fonds ayant été transférés dans un autre compte.

À l’appui de sa demande, il a prétendu que le juge du procès avait erré en droit en confondant déterminabilité et retraçabilité. Selon le contrôleur, la déterminabilité s’entend du processus initial d’identification des fonds en fiducie, et la retraçabilité, de celui permettant aux bénéficiaires de veiller à ce que les fonds en fiducie ne soient pas transférés ou réduits.

La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté à l’unanimité la requête en autorisation d’appel[7], observant qu’en common law comme en equity, il n’est pas possible de retracer des biens fiduciaires non identifiables. Par conséquent, la conclusion du juge de première instance selon laquelle les fonds du compte à la banque ont été irrémédiablement confondus s’est avérée fatale au recours du contrôleur.

Conclusions 

S’il existe des causes récentes ayant préservé des fiducies de la Loi sur la construction en contexte d’insolvabilité, la présente décision met en lumière les limites que peut avoir ce type de recours, en plus de présenter d’importantes conséquences pour les acteurs du secteur de la construction et ceux qui les financent. Ceux qui attendent rémunération pour des services rendus ou des matériaux fournis dans le cadre d’un projet de construction seraient avisés de noter que la protection accordée par les dispositions fiduciaires de la Loi sur la construction a ses limites lorsque l’entrepreneur général est par ailleurs poursuivi par ses créanciers. Ayant désormais force de chose jugée, la décision de la Cour supérieure dans Carillion Canada Inc. (Re) indique que les fonds faisant l’objet d’une telle fiducie peuvent perdre leur protection par le simple effet d’opérations bancaires d’usage.

[1] Guarantee Company of North America v. Royal Bank of Canada, 2019 ONCA 9 [GCNA]
[2] Ibid., paragr. 3.
[3] Ibid., paragr. 3
[4] Urbancorp Cumberland 2 GP Inc. (Re), 2020 ONCA 197 [Urbancorp]
[5] Ibid., paragr. 63
[6] Ibid., paragr. 86
[7] Carillion Canada Holdings Inc. (Re), 2021 ONCA 468

par Jeff Levine et Paola Ramirez

Mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.

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