Les jetons non fongibles et le droit d’auteur au Canada
Les jetons non fongibles et le droit d’auteur au Canada
Les jetons non fongibles, ou « NFT » (pour non-fungible token), ont suscité beaucoup d’attention dans les médias en raison des prix de vente parfois astronomiques. C’est par exemple le cas, bien connu, d’un NFT d’une œuvre numérique de Beeple, vendu pour 69 millions de dollars américains par la maison d’enchères Christie’s[1]. Maintenant, artistes, musiciens, ligues sportives, créateurs de mode et autres s’adonnent à la vente de NFT. Malgré leur popularité grandissante, une certaine confusion règne encore autour des droits de propriété intellectuelle qui leur sont rattachés.
Pour en savoir plus sur les NFT du point de vue des valeurs mobilières, consultez notre bulletin à ce sujet.
Qu’est-ce qu’un NFT?
Un NFT est une attestation numérique de certains droits associés à un actif. Il est composé 1) d’une base consistant en une cryptomonnaie transformée en jeton non monétaire, 2) d’un fichier numérique et 3) d’une série de contrats intelligents[2] régissant les droits associés au NFT. Une fois combinés, ou « fabriqués », ces trois éléments forment un fichier numérique unique qui peut être acheté, vendu et négocié. Chaque vente de NFT est consignée dans une chaîne de blocs (Ethereum, dans la plupart des cas), créant ainsi un registre incontestable et vérifiable qui prouve l’identité du propriétaire de chaque NFT.
Que reçoit l’acheteur d’un NFT?
La personne qui achète un NFT contenant une œuvre reçoit les mêmes droits qui reviendraient à l’acheteur de la version physique de l’œuvre. Il n’acquiert pas le droit d’auteur, sauf entente à l’effet contraire. Le droit d’auteur continue d’appartenir à son titulaire initial, et l’acheteur du NFT obtient un droit de propriété sur la version achetée de l’œuvre numérique sous-jacente. Les modalités de cette propriété sont fixées dans les contrats intelligents. De plus, selon la législation canadienne sur le droit d’auteur, l’auteur d’une œuvre artistique associée à un NFT jouit des droits moraux sur cette œuvre, qu’il soit titulaire du droit d’auteur ou non. Citons parmi ceux-ci le droit à l’intégrité de l’œuvre, le droit, compte tenu des usages raisonnables, d’en revendiquer, même sous pseudonyme, la création et le droit à l’anonymat[3]. Les droits moraux sont incessibles, mais ils sont susceptibles de renonciation, en tout ou en partie[4].
Les droits patrimoniaux qui sont transférés à l’acheteur peuvent varier en fonction des contrats intelligents qui accompagnent chaque NFT. Un NFT pourrait par exemple restreindre la possibilité pour son propriétaire de modifier ou de commercialiser le fichier[5]. Par ailleurs, le créateur d’un NFT peut insérer dans les contrats intelligents des dispositions qui prévoient le versement de redevances, à lui-même ou à un tiers (comme un organisme de bienfaisance), chaque fois que le NFT est revendu.
Un NFT qui contient une œuvre artistique (peinture, dessin, carte, graphique, plan, photographie ou compilation d’œuvres artistiques) est protégé par le droit d’auteur dans la même mesure que le serait une œuvre physique. Par conséquent, la Loi sur le droit d’auteur du Canada régit bon nombre des aspects des NFT relatifs à la propriété intellectuelle.
Puisque, sauf entente contraire entre le créateur du NFT et son acheteur, le droit d’auteur n’est pas transféré à ce dernier, le titulaire initial du droit d’auteur conserve le droit de fabriquer d’autres NFT portant sur la même œuvre. Comme la valeur des NFT dépend en grande partie de leur rareté, la création de nouveaux NFT quasi identiques risque d’en diminuer considérablement la valeur.
Pour fabriquer un NFT, il faut être titulaire d’un droit d’auteur assorti des droits nécessaires pour transformer l’œuvre en jeton. Pour éviter de commettre une violation de droit d’auteur, quiconque n’est pas pleinement titulaire du droit d’auteur, comme celui qui en jouit en vertu d’une licence, doit analyser ses droits et déterminer s’ils lui permettent de fabriquer un NFT. Aux États-Unis, par exemple, le rappeur Jay-Z a récemment intenté une poursuite contre Damon Dash, le cofondateur de sa maison de disques, l’accusant d’avoir tenté de fabriquer et de vendre aux enchères un NFT contenant le droit d’auteur sur un de ses albums. Dans sa plainte, il avance que le statut d’actionnaire minoritaire de la maison de disques de M. Dash ne donne pas à ce dernier le droit de créer un NFT de son œuvre[6]. L’affaire n’est pas encore résolue, mais elle illustre déjà le risque que courent ceux qui créent des NFT à partir d’œuvres protégées par un droit d’auteur dont ils ne sont pas pleinement titulaires.
Conclusion
Certains seront surpris d’apprendre que l’achat d’un NFT n’emporte pas l’acquisition des droits de propriété intellectuelle associés à l’œuvre sous-jacente. L’acheteur doit bien lire les contrats intelligents que contient son NFT pour connaître les droits qu’il se procure. Lorsque l’on investit dans une œuvre physique, les profits projetés dépendent généralement de la valeur de l’objet lui-même, et non de sa possible modification ou reproduction ni de la commercialisation du droit d’auteur qui lui est associé. De la même façon, pour les particuliers et les fonds de placement qui achètent des NFT dans le but de les monnayer, la rentabilité de l’investissement dépend généralement de la version achetée plutôt que de la possibilité d’exploiter l’œuvre sous-jacente (pensons à la valeur du premier exemplaire d’un tirage limité par rapport à celle du dernier exemplaire, soit 1/100 par rapport à 100/100)[7]. Enfin, lors de la négociation de licences, il sera dorénavant judicieux de prévoir des modalités expresses sur la possibilité ou non de fabriquer un NFT contenant l’œuvre protégée. Il vaut toujours mieux consulter un expert de la propriété intellectuelle lors de la rédaction et de la négociation de licences. Pour obtenir de l’aide à ce sujet, communiquez avec l’un de nos praticiens.
[1]Michaela Moscufo, « Digital artwork sells for record $69 million at Christie’s first NFT auction» (2021) NBC news, en ligne.
[2]Un contrat intelligent est un contrat autoexécutant conclu entre l’acheteur et le vendeur dont les modalités sont encodées. Le code et les ententes qu’il contient sont stockés sur un réseau distribué et décentralisé de chaînes de blocs. Le code contrôle l’exécution, et les transactions sont traçables et irréversibles. Cliquez ici pour en savoir plus.
[3] Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42, art 14.1(1), 14.2.
[4]Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42, art 14.1(2).
[5]National Basketball Association, « Terms of Use».
[6]Roc-A-Fella Records, Inc. v. Damon Dash (18 juin 2021), plainte, no1:21-cv-5411.
[7]Les conventions de numérotation d’exemplaires d’œuvres artistiques sont bien établies. Une œuvre dont le tirage est limité est généralement signée à la main et numérotée par l’artiste, au crayon, selon le modèle suivant : 14/100. Le premier chiffre représente le numéro de l’exemplaire, et le deuxième le nombre total d’exemplaires qui existent. Plus le deuxième chiffre est petit, plus les exemplaires valent cher et sont prisés dans leur catégorie de prix. D’autres indications sont parfois laissées pour indiquer qu’un exemplaire a été tiré au-delà du nombre initialement prévu. Cliquez ici pour en savoir plus.
par Kaleigh Zimmerman, Peter Giddens et Sezen Izer (stagiaire en droit)
Mise en garde
Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis
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