Le régime québécois des « créances pécuniaires » et le régime du Uniform Commercial Code (« UCC ») concernant les comptes de dépôt
Le régime québécois des « créances pécuniaires » et le régime du Uniform Commercial Code (« UCC ») concernant les comptes de dépôt
Le 1er janvier 2016, la Province de Québec s’est dotée d’un nouveau mécanisme d’hypothèque mobilière avec dépossession (communément appelé « gage ») sur créances pécuniaires, afin de répondre efficacement aux besoins du marché canadien en ce qui a trait à la prise de garantie sur des sommes d’argent. Le Québec a donc fait office de « précurseur » au Canada en la matière puisque les autres provinces de juridictions de common law ne disposent pas d’un tel mécanisme de sûreté.
Le régime québécois et le régime américain du UCC : deux régimes similaires mais différents à la fois
Les règles applicables au gage sur créances pécuniaires (art. 2713.1 et suivants du Code Civil du Québec (« CCQ »)) ont largement été inspirées de celles prévues aux États-Unis par le UCC (Section 9 de l’UCC). En effet, les deux régimes juridiques sont similaires eu égard :
- au concept de maîtrise (« control» en vertu du UCC) d’une créance pécuniaire et d’opposabilité aux tiers; et
- aux règles de conflit de priorité entre les différents créanciers garantis.
Cependant, ces deux régimes possèdent tout de même certaines différences concernant :
- la notion de créances pécuniaires laquelle est plus « large » en droit québécois; et
- la priorité de rang conférée par le gage sur toute hypothèque mobilière, une spécificité du régime québécois.
Une « conception large » de la notion de créances pécuniaires en droit québécois
Au Québec, l’hypothèque mobilière avec dépossession sur une créance pécuniaire peut porter sur « toute créance obligeant le débiteur à rembourser, rendre ou restituer une somme d’argent ou à faire tout autre paiement ayant pour objet une somme d’argent »[1]. On vise ici non seulement les sommes d’argent qui sont déposées sur un compte de dépôt auprès d’une institution financière mais également toute somme d’argent remise à des tiers (n’étant pas nécessairement une institution financière) dans le cadre d’une relation contractuelle dans laquelle l’obligation principale est garantie par lesdites sommes. Dans ce contexte, on peut par exemple penser à (i) un dépôt d’argent effectué par A (le locataire) auprès du tiers C pour garantir le paiement des loyers du bail conclut entre A et B (le locateur) ou (ii) aux sommes déposées sur le compte bancaire de l’entreprise D lequel est tenu chez l’institution financière E avec laquelle D a conclu une convention de prêt et dont l’obligation principale est garantie par lesdites sommes.
Aux État-Unis, la notion de créance pécuniaire est beaucoup plus restreinte puisque la Section 9 de l’UCC vise uniquement les « deposit accounts » qui sont définis comme « un compte à vue, à terme, d’épargne, sur livret ou similaire tenu auprès d’une banque[2] ».
Le régime québécois offre donc une plus grande flexibilité que son voisin américain et permet donc aux prêteurs d’être créatifs quant à la prise de sûreté sur des créances pécuniaires. Sans oublier qu’il dispose également de règles spécifiques concernant la loi applicable à la validité et à la publicité des créances pécuniaires portant sur le solde créditeur d’un compte financier ou sur une somme d’argent versée pour garantir l’exécution d’une obligation envers le créancier. Le principe en la matière est la liberté de choix par les parties de la loi applicable dans l’acte juridique régissant la créance[3] sachant qu’en l’absence d’un tel choix le CCQ prévoit la loi applicable par défaut[4]. Le créancier aura donc toujours un intérêt substantiel à désigner la loi québécoise comme loi applicable afin de bénéficier des avantages que nous avons évoqués ci-dessus.
La notion de « maîtrise » d’une créance pécuniaire : une similarité entre les deux régimes juridiques
Le gage n’existe (i) que s’il y a une créance pécuniaire due par le débiteur de l’obligation principale en faveur du créancier et (ii) qu’il en obtient la dépossession laquelle s’opère par voie de maîtrise[5]. De cette dernière découle l’opposabilité aux tiers d’une telle sûreté.
La maîtrise peut être acquise de deux manières[6] selon que la créance pécuniaire soit détenue ou non par le créancier:
1. soit la créance pécuniaire du constituant du gage est détenue par le créancier. En d’autres termes, le créancier est donc « débiteur » de cette créance pécuniaire en faveur du constituant du gage et il en obtient la maîtrise en obtenant le consentement dudit constituant à ce que cette créance pécuniaire garantisse l’exécution de ses obligations envers ledit créancier[7]. Notons que pour des questions de preuve, il est vivement conseillé d’obtenir un consentement écrit même si le CCQ ne l’exige pas en tant que tel.
À titre d’exemple, on peut penser à une convention de prêt conclu entre la banque A (le créancier) et l’emprunteur B (le constituant du gage). En vertu de cette convention l’emprunteur doit s’acquitter auprès de la banque A d’une obligation principale soit le remboursement du prêt, laquelle est garantie par des sommes d’argent déposées sur le compte bancaire de l’emprunteur B lequel est ouvert auprès de la banque A. Dans cette situation, la banque A obtiendra la maîtrise de la créance pécuniaire en obtenant le consentement du constituant du gage à ce que la créance pécuniaire garantisse l’exécution de son obligation envers ladite banque A.
En pratique, ce consentement peut revêtir plusieurs formes mais on le retrouve le plus souvent comme une clause de compensation figurant dans la convention de prêt. Il faut également souligner que l’opposabilité du gage aux tiers s’opère automatiquement dès l’obtention de la maîtrise de la créance[8] et ce sans publication au Registre des Droits Personnels et Réels Mobiliers (« RDPRM »). L’absence de publication du gage constitue un avantage considérable pour le créancier puisqu’il n’a pas à procéder, comme dans le cas de la traditionnelle hypothèque mobilière sans dépossession, à l’enregistrement de la sûreté afin de la rendre opposable aux tiers.
2. soit la créance pécuniaire du constituant du gage n’est pas détenue par le créancier mais par un tiers. C’est donc ce dernier qui est cette fois-ci « débiteur » en faveur du constituant du gage d’une obligation monétaire. Dans ce cas de figure, le créancier acquiert la maîtrise de la créance pécuniaire soit (i) en concluant un accord de maîtrise avec le tiers à condition que (a) la créance pécuniaire porte sur un solde créditeur du compte financier maintenu chez le tiers ou (b) que la créance constitue une somme d’argent versée par le constituant du gage pour garantir l’exécution d’une obligation envers le créancier[9], soit (ii) en devenant le titulaire du compte bancaire du constituant du gage[10].
En reprenant notre exemple du paragraphe 1) de la convention de prêt entre la banque A (le créancier) et l’emprunteur B (le constituant du gage), mais que B détient des sommes sur son compte bancaire ouvert auprès du tiers C et qu’une des conditions du prêt soit que ces sommes garantissent le remboursement dudit prêt, alors A devra conclure un accord de maîtrise avec C afin d’obtenir la maîtrise des sommes présentes sur le compte. Soulignons qu’en vertu du CCQ, le tiers C n’est pas tenu de conclure avec A un tel accord de maîtrise[11] et que le solde du compte doit être créditeur au moment où la sûreté est consentie[12]. Par conséquent, un accord de maîtrise ne peut donc pas être conclu sur des créances pécuniaires futures.
Le régime américain se rattache, de façon analogue au régime québécois, à la notion de
« control », ainsi le créancier garanti peut obtenir la maîtrise de créances pécuniaires soit (i) « automatiquement » si les créances pécuniaires sont maintenues chez le créancier garanti sur un compte de dépôt au nom du débiteur[13], soit (ii) par le biais d’un accord de maîtrise avec un tiers si les créances pécuniaires sont maintenues sur un compte de dépôt au nom du débiteur chez ledit tiers[14], soit (iii) en devenant titulaire du compte de dépôt du débiteur tenu chez un tiers[15]. De façon similaire aux règles du CCQ, l’opposabilité aux tiers de la créance pécuniaire découle de la maîtrise par le créancier garanti d’une telle créance (« a security interest in a deposit account may be perfected only by control »)[16].
La priorité de rang conférée par le gage sur toute hypothèque mobilière, une spécificité du régime québécois
Le régime américain consacre une priorité de rang au créancier dès que ce dernier obtient la maîtrise (« control ») du compte de dépôt (« deposit account »). Cette sûreté prend donc rang avant toute autre sûreté (« conflicting security interest ») détenue par un créancier garanti qui n’a pas la maîtrise (« control ») du compte de dépôt (« deposit account »)[17]. Le régime québécois confère quant à lui une priorité de rang au créancier mais de façon légèrement différente, puisque le gage prend rang « avant toute autre hypothèque mobilière grevant cette créance, quel que soit le moment où cette hypothèque est publiée, dès l’obtention de cette maîtrise »[18]. Dès lors, selon cette disposition, une hypothèque sans dépossession couvrant des créances pécuniaires prendra rang après le gage sur ces mêmes créances pécuniaires, et ce, peu importe la date à laquelle l’hypothèque sans dépossession a été publiée.
À titre d’exemple, si A a consenti une hypothèque mobilière sans dépossession sur l’universalité de ses biens à B, celle-ci couvre donc les créances pécuniaires de A. B va donc publier son hypothèque pour la rendre opposable aux tiers et cette opposabilité va débuter à la date de publication de ladite hypothèque. Imaginons maintenant qu’après quelques mois, A décide de se financer auprès de l’institution financière C, laquelle exige que A ouvre des comptes bancaires auprès de celle-ci sur lesquels sont déposées des sommes pour garantir le prêt. C exige bien entendu que A lui consente une sûreté, soit un gage sur lesdites sommes. Or, puisque les sommes sont détenues chez C et que A a donné son consentement pour que lesdites sommes garantissent l’exécution de ses obligations envers C, en vertu de l’article 2713.8 al. 1 CCQ, l’hypothèque mobilière sans dépossession enregistrée au préalable en faveur de B prendra rang après le gage. Cet exemple démontre l’avantage considérable du gage dans le choix des sûretés par les créanciers puisque ce dernier assure en tout temps un premier rang sur une créance pécuniaire.
Règles de conflit de priorité entre créanciers garantis : une similarité entre les deux régimes juridiques
Il arrive fréquemment qu’un compte de dépôt fasse l’objet de maîtrise par différents créanciers, il faut donc avoir recours aux règles de conflit de priorité. À cet égard, le régime québécois établit une hiérarchie selon laquelle la sûreté obtenue par un créancier qui devient titulaire d’un compte à solde créditeur prime sur le gage obtenu par un créancier sur la créance pécuniaire du constituant du gage détenue contre ce dernier[19]. De la même manière, le gage obtenu par un créancier sur la créance pécuniaire du constituant du gage détenue contre ce dernier prime sur « toute autre hypothèque avec dépossession opérée par maîtrise grevant cette créance »[20]. Finalement, dans le cas d’une créance pécuniaire détenue par plusieurs créanciers par le biais d’accords de maîtrise conclus avec le même tiers, le rang est déterminé par le moment où le tiers a convenu de se conformer aux instructions desdits créanciers[21].
Le régime américain prévoit des dispositions similaires en matière de conflit de priorité entre créanciers garantis[22], les deux régimes juridiques sont donc similaires à cet égard.
Conclusion
Le régime québécois de l’hypothèque mobilière avec dépossession sur certaines créances pécuniaires comporte plusieurs avantages considérables pour un créancier. En effet, la « conception large » de la notion de créance pécuniaire permet un vaste champ d’application de cette sûreté puisqu’elle vise tant les sommes d’argent déposées sur un compte de dépôt que toute somme d’argent remise à des tiers. De plus, ce type de sûreté n’est assorti que de peu de formalisme et n’a pas besoin d’être publié au RDPRM afin qu’elle soit opposable aux tiers. Notons toutefois qu’en pratique il est préférable tout de même d’effectuer une telle publication à ce registre et ce, afin d’éviter tout éventuel litige ayant trait au rang. Enfin, la priorité de rang du gage que nous avons décrit ci-dessus offre une certaine tranquillité d’esprit au créancier en terme d’ordre de colocation puisque ce dernier aura un premier rang sur les créances pécuniaires gagées avant tout autre créancier.
[1]Article 2713.1 CCQ, il est à noter que sont exclues de la définition : « les créances représentées par titre négociable », les créances constituant une valeur mobilière ou un titre intermédié visé par Loi sur le transfert de valeurs mobilières et l’obtention de titres intermédiés ainsi que les créances « résultant de la remise d’espèces individualisées dont le paiement, suivant l’intention manifeste des parties, doit être fait par la restitution de ces mêmes espèces »
[2] Section 9-102 (29) UCC
[3]Article 3106.1 CCQ
[4] Article 3106.1 1º et 2º CCQ
[5] Article 2713.1 CCQ
[6] Articles 2713.2, 2713.3 et 2713.4 CCQ
[7] Article 2713.3 CCQ
[8]Article 2713.8 al. 1 CCQ
[9]Article 2713.4 al. 1 1º) et 2º) CCQ
[10] Article 2713.4 § 2 CCQ
[11] Article 2713.5 CCQ
[12] Article 2713.4 CCQ
[13]Section 9-104 (a) (1) UCC
[14] Section 9-104 (a) (2) UCC
[15] Section 9-104 (a) (3) UCC
[16] Section 9-312 (b) (1) et 9-314 UCC
[17] Section 9-327 (1) UCC
[18] Article 2713.8 al. 1 CCQ
[19] Article 2713.8 al.3 CCQ
[20] Article 2713.8 al.3 CCQ
[21] Article 2713.8 al. 2 CCQ
[22] Section 9-327 UCC
par Nicolas Dolot.
Mise en garde
Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.
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