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L’admissibilité en preuve de l’historique de la poursuite d’une demande de brevet au Canada

Juin 2020 Bulletin sur la propriété intellectuelle Lecture de 7 min

Au cours du mois de mai dernier, la Cour fédérale du Canada a rendu deux autres décisions (les décisions CCM[1] et Jempak[2]), qui donnent d’autres indications ainsi que des précisions sur l’admissibilité en preuve de l’« historique de la poursuite »[3] dans le cadre d’une procédure relative à un brevet intentée en vertu de l’article 53.1 de la Loi sur les brevets[4] (la « Loi »). Dans le présent bulletin, nous faisons un résumé de ce que nous avons appris jusqu’à présent au sujet de cet article relativement nouveau et indiquons comment l’application de cet article par les tribunaux peut avoir une incidence sur les poursuites de demandes de brevet canadiennes. Le présent bulletin intéressera particulièrement les inventeurs, les titulaires de brevet et les conseillers juridiques en matière de brevet.

Contexte

Jusqu’au mois de décembre 2018, l’historique de la poursuite était considéré comme étant inadmissible en preuve dans le cadre d’une procédure relative à un brevet au Canada. Comme il est mentionné au paragraphe 66 de l’arrêt source Free World Trust[5] :

« J’estime que, dans ces affaires, l’intention de l’inventeur renvoie à l’expression objective de cette intention dans les revendications du brevet, selon l’interprétation qui en est faite par une personne versée dans l’art, et non à des éléments de preuve extrinsèque comme des déclarations ou des aveux faits pendant l’examen de la demande de brevet. Autoriser la mise en preuve de tels éléments extrinsèques pour déterminer l’étendue d’un monopole compromettrait le rôle des revendications dans l’information du public et ajouterait à l’incertitude, tout en attisant le brasier déjà intense du contentieux en matière de brevets. [c’est nous qui soulignons] »

Au mois de décembre 2018, toutefois, l’article 53.1 de la Loi concernant l’admissibilité en preuve de l’historique de la poursuite, qui se lit essentiellement comme suit, est entré en vigueur :

« Dans toute action ou procédure relative à un brevet, toute communication écrite ou partie de celle-ci peut être admise en preuve pour réfuter une déclaration faite, dans le cadre de l’action ou de la procédure, par le titulaire du brevet relativement à l’interprétation des revendications se rapportant au brevet si elle est produite dans le cadre de la poursuite de la demande du brevet et est faite entre le demandeur du brevet et le commissaire des brevets. »

Bien que l’article 53.1 de la Loi s’écarte de la position énoncée dans l’arrêt Free World Trust, il ne va pas nécessairement à l’encontre de certaines réalités de la poursuite d’une demande de brevet, comme le fait remarquer la Cour dans la décision CCM[6] :

« En effet, l’historique de l’examen est accessible au public et son utilisation n’est pas injuste envers ce dernier. Aux termes de la nouvelle disposition législative, une communication entre un titulaire du brevet et le Bureau des brevets “peut être admise en preuve pour réfuter une déclaration faite, dans le cadre de l’action ou de la procédure, par le titulaire du brevet relativement à l’interprétation des revendications se rapportant au brevet”. [c’est nous qui soulignons] »

Admissible aux fins de l’interprétation des revendications

L’article 53.1 de la Loi prévoit que l’historique de la poursuite est admissible en preuve mais seulement aux fins de l’interprétation des revendications se rapportant à un brevet. Les tribunaux n’ont pas hésité jusqu’à présent à mettre l’accent sur ce point[7],[8],[9]. Par exemple, la Cour mentionne ce qui suit dans la décision Jempak[10] :

[TRADUCTION] « Le paragraphe 53.1(1) prévoit que l’historique de la poursuite peut être admis en preuve, dans le cadre d’une action, pour réfuter une déclaration faite par le titulaire du brevet relativement à l’interprétation des revendications, mais seulement si certaines conditions sont réunies. Plus particulièrement, l’alinéa 53.1(1)b) précise que la communication doit être faite entre, d’une part, le demandeur, et, d’autre part, “le commissaire, un membre du personnel du Bureau des brevets ou un conseiller du conseil de réexamen”. [c’est nous qui soulignons] »

Ce point est également mis en évidence au paragraphe 65 de la décision CCM :

« Bien que le recours à l’historique de l’examen [comprendre « historique de la poursuite »] soit décrit en termes de préclusion aux États-Unis, l’article 53.1 en fait clairement une question d’interprétation des revendications. Lorsqu’une question d’interprétation des revendications est soulevée, le titulaire de brevet fait toujours des déclarations à notre Cour quant à l’interprétation pertinente des revendications, et le défendeur tente toujours de réfuter ces déclarations. Par conséquent, je suis d’avis que l’article 53.1 s’applique dès lors qu’il s’agit d’une question d’interprétation des revendications, rendant ainsi l’historique de l’examen recevable. En d’autres mots, il n’est pas nécessaire d’isoler une déclaration et une réfutation en particulier chaque fois que l’on renvoie à l’historique de l’examen. Cela fait simplement partie intégrante du processus d’interprétation. [c’est nous qui soulignons] »

Les praticiens du droit des brevets aux États-Unis connaissent bien la théorie de la préclusion fondée sur l’historique de la poursuite qui a été adoptée dans de nombreuses décisions rendues aux États-Unis, notamment dans l’arrêt Festo[11], qui a créé une présomption réfutable selon laquelle le titulaire d’un brevet qui apporte des modifications à une revendication ayant pour effet d’en limiter la portée est réputé avoir abandonné l’objet même de la revendication originale[12], et dans l’arrêt Spectrum Pharmaceuticals[13], selon lequel une préclusion fondée sur l’historique de la poursuite d’ordre argumentaire s’applique lorsque le demandeur soulève un argument qui va à l’encontre d’un [TRADUCTION] « abandon clair et non équivoque » de l’objet même de la revendication. Toutefois, en vertu de l’article 53.1 de la Loi, l’historique de l’examen de la demande ferait simplement « partie intégrante du processus d’interprétation » entrepris par la Cour dans le cadre de son analyse de l’interprétation des revendications[14].

Interprétation des revendications

Bien que le présent bulletin ne porte pas sur le processus d’interprétation des revendications, nous pouvons quand même mentionner le fait que le Canada a privilégié l’« interprétation téléologique » des revendications, qui « supprime le premier volet correspondant à une interprétation purement textuelle, mais [qui] resserre l’interprétation de ce qui constitue l’«essentiel» ou la «substance» de l’invention et ce, afin qu’un traitement équitable soit accordé à la fois au breveté et au public »[15],[16].

De plus, l’interprétation des revendications au Canada ne se limite plus nécessairement à l’interprétation du mémoire descriptif. En effet, depuis l’adoption de l’article 53.1, « l’interprétation téléologique des demandes de brevet au Canada comporte maintenant trois volets : 1) les revendications elles-mêmes, 2) la divulgation et 3) l’historique de la poursuite au Canada, quand celui-ci sert à réfuter une déclaration que le breveté a faite au sujet de l’interprétation d’une revendication du brevet[17]. » Cette portée plus large aura vraisemblablement une incidence sur la façon dont les praticiens du droit des brevets procèdent dans le cadre de la poursuite de demandes de brevets au Canada, y compris sur la bonne façon de demander l’examen accéléré d’une demande de brevet dans le cadre du processus d’examen accéléré, à savoir l’Autoroute du traitement des demandes, et le bon moment pour faire cette demande.

Admissibilité de l’historique de la poursuite de demandes étrangères

L’historique de la poursuite de demandes étrangères n’est généralement pas admissible en preuve dans le cadre d’une procédure de demande de brevet canadien. Ce point est souligné dans la décision Jempak[18] :

[TRADUCTION] « Il existe une autre présomption selon laquelle le législateur ne modifie pas implicitement le droit établi, en particulier la common law. Si le Parlement avait voulu que les communications produites dans le cadre de la poursuite d’une demande de brevet étranger puissent être admises en preuve, il aurait utilisé un langage clair à cet effet. Dans les circonstances, je suis d’avis que l’article 53.1 n’a pas modifié la règle existante, qui est énoncée dans l’arrêt Free World Trust, selon laquelle l’historique de poursuite de demandes étrangères est inadmissible. »

Mais, à l’instar d’un grand nombre de règles générales, cette règle comporte des exceptions. Dans cette affaire, par exemple, et comme il est mentionné dans la décision Canmar, « [D]ans la circonstance extraordinaire où la poursuite de la demande étrangère est incluse dans l’historique de poursuite du brevet canadien, cet historique étranger, s’il est pertinent à l’égard des limites imposées à des revendications canadiennes, devrait être admissible en vue d’aider à interpréter téléologiquement les revendications du brevet canadien. [c’est nous qui soulignons] »[19] La Cour a également mentionné ce qui suit dans la décision Canmar[20] :

« Il survient des circonstances extraordinaires lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, la brevetée reconnaît que les revendications ont été modifiées pour être essentiellement les mêmes que les revendications présentées dans un autre pays, et qu’elle admet que les modifications ont restreint la portée des revendications de façon à les rendre nouvelles et non évidentes. Dans ces circonstances, la Cour devrait pouvoir se reporter à l’historique de poursuite de la demande étrangère dans le but restreint d’interpréter téléologiquement les revendications canadiennes. [c’est nous qui soulignons] »

Ainsi, les tribunaux canadiens peuvent, dans certaines circonstances, se reporter aux déclarations que le breveté a faites dans le cadre de la poursuite de sa demande de brevet étrangère.

Points à retenir

Au cours des 18 derniers mois, et depuis l’entrée en vigueur de l’article 53.1 de la Loi, les tribunaux canadiens ont fourni aux principaux intéressés plus de précisions sur l’application et la portée de cet article. Vous trouverez ci-dessous certains des principaux points à retenir du présent bulletin concernant cet aspect du droit canadien des brevets :

  • L’historique de la poursuite pourrait être admissible en preuve dans le contexte de l’interprétation des revendications.
  • Il existe une règle générale selon laquelle l’historique de la poursuite d’une demande étrangère ne peut être introduit en preuve dans le cadre d’une procédure de demande de brevet canadien. Toutefois, lorsque la poursuite de la demande étrangère est incluse dans l’historique de poursuite du brevet canadien, cet historique de poursuite de la demande étrangère peut être introduit en preuve dans le cadre de la procédure aux fins d’interprétation des revendications.
  • L’interprétation des revendications n’est pas limitée à l’interprétation du mémoire descriptif.

Les principaux intéressés en matière de brevets canadiens devraient examiner attentivement les effets potentiels de leur stratégie de poursuite de demande d’examen de brevet (y compris comment se font les demandes d’examen de leurs demandes de brevet canadien) sur l’opposabilité de leurs brevets[21].

par Pablo Tseng

[1] Bauer Hockey Ltd c. Sport Maska Inc., 2020 CF 624 (« CCM »).
[2] Gemak v Jempak, 2020 FC 644 (« Jempak ») (en anglais).
[3] Dans le présent bulletin, l’expression « historique de la poursuite » s’entend des négociations entre le titulaire d’un brevet et un bureau des brevets concernant le libellé des revendications menant à la délivrance d’un brevet.
[4] Loi sur les brevets, LRC (1985) c P-4.
[5] Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66 (« Free World Trust »).
[6] Supra note 1, paragr. 63.
[7] ViiV Healthcare Company v Gilead Sciences Canada, Inc., 2019 CF 1579, paragr. 38 (« Gilead »).
[8] Canmar Foods Ltd v TA Foods Ltd., 2019 CF 1233, paragr. 68 (« Canmar »).
[9] Supra note 2, paragr. 86.
[10] Ibid, paragr. 86.
[11] Festo Corp. v Shoketsu Kinzoku Kogyo Kabushiki Co., 535 US 722 (2002) (en anglais).
[12] Ibid, page 738.
[13] Spectrum Pharmaceuticals, Inc. v Sandoz Inc. (Fed. Cir. 10/02/15) (en anglais).
[14] Supra note 1, paragr. 65.
[15] Supra note 5, paragr. 50.
[16] Supra note 2, paragr. 90.
[17] Supra note 8, paragr. 68.
[18] Supra note 2, paragr. 86.
[19] Supra note 8, paragr. 77.
[20] Supra note 8, paragr. 74.
[21] L’auteur aimerait remercier ses collègues pour leurs commentaires et observations inestimables.

Mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt consulter ses propres conseillers juridiques.

© TRC-Sadovod S.E.N.C.R.L., s.r.l. 2020

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