La CSC décide que la compensation pré-post ne fait pas l’objet d’une interdiction absolue, écartant ainsi l’arrêt Kitco et fournissant une feuille de route sur la réalisation d’une compensation pré‑post sous le régime de la LACC
La CSC décide que la compensation pré-post ne fait pas l’objet d’une interdiction absolue, écartant ainsi l’arrêt Kitco et fournissant une feuille de route sur la réalisation d’une compensation pré‑post sous le régime de la LACC
Le 10 décembre 2021, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a rendu sa décision dans l’affaire Montréal (Ville) c. Restructuration Deloitte Inc.[1] et établi un test pour les situations qui pourraient permettre que les créances antérieures à l’ordonnance initiale soient compensées par les créances postérieures à celle-ci, dans les procédures régies par la LACC[2]. Ce faisant, la CSC a rejeté l’interdiction absolue proposée par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Agence du revenu c. Kitco Metals Inc. (« Kitco »)[3], concluant qu’un tribunal a le pouvoir discrétionnaire de permettre une compensation pré‑post (ou set-off dans les provinces de common law) dans le cadre de certains cas s’y prêtant[4 ]. En modérant le principe énoncé dans Kitco, la CSC a noté que « [r]ares seront toutefois les occasions où un tribunal ne devrait pas suspendre le droit d’opérer compensation pré‑post dans l’ordonnance initiale »[5], les créanciers peuvent solliciter une dérogation à l’ordonnance de suspension. Lorsqu’il examine la demande d’un créancier de déroger à l’ordonnance de suspension pour faire valoir sa compensation pré-post, le juge surveillant doit exercer son pouvoir discrétionnaire en fonction des objectifs réparateurs de la LACC et il doit éviter les perturbations potentielles qui pourraient être causées par une telle compensation. La CSC a également déclaré que les objectifs réparateurs de la LACC, le contexte de la restructuration par voie de liquidation et les répercussions de la compensation pré‑post sur le bon fonctionnement de l’entreprise peuvent être pris en compte par un tribunal dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire[6].
Le présent bulletin résume le raisonnement de la CSC et souligne que les créanciers doivent examiner leur position rapidement et soigneusement dans les circonstances particulières de chaque affaire afin de déterminer si leur demande de compensation pré-post sera autorisée en fonction de l’ouverture restreinte créée par la CSC. Toute perspective de succès exigera du créancier qu’il agisse en temps opportun, avec diligence et de bonne foi. Nous suggérons également que le redressement demandé par un créancier soit aménagé de manière à éviter toute perturbation importante d’un effort de restructuration viable et de bonne foi de la société débitrice. Nous pensons qu’avec des conseils appropriés, un créancier peut être en mesure d’y arriver, dans les circonstances appropriées.
FAITS
Cette affaire concerne le Groupe SM, une firme d’ingénierie débitrice prétendument impliquée dans une fraude relativement à l’obtention et à l’exécution de contrats de travaux publics. En 2018, dans le but d’éviter la faillite, le Groupe SM a demandé la protection de la LACC, obtenant une ordonnance de suspension des droits et des recours de ses créanciers et a nommé Deloitte Restructuring Inc. à titre de contrôleur (« Deloitte »). À la suite de cette ordonnance, le Groupe SM a continué à effectuer des travaux pour l’un de ses créanciers, la Ville de Montréal (la « Ville »), notamment dans le cadre des projets de construction du pont Samuel-De Champlain et de l’échangeur Turcot. Cependant, la Ville a refusé de payer pour ces travaux, invoquant son droit d’opérer compensation entre ce qu’elle devait au Groupe SM pour les travaux effectués après l’ordonnance initiale et deux créances qu’elle avait prétendument contre le Groupe SM et qui avaient pris naissance avant l’ordonnance.
Ces deux créances ont vu le jour dans le contexte de la Commission d’enquête Charbonneau qui a mis en lumière l’existence de stratagèmes de collusion et de corruption dans l’attribution et la gestion des contrats publics dans le secteur de la construction. Cette enquête a mené à l’adoption du projet de loi 26[7], qui comprenait un Programme de remboursement volontaire (le « PRV ») visant à permettre aux entreprises de rembourser certains montants payés indûment dans le cadre de l’appel d’offres, de l’attribution ou de la gestion d’un contrat public dans le cadre duquel il peut y avoir eu fraude ou des manœuvres frauduleuses. Les travaux de la Commission Charbonneau ont permis de mettre au jour un lien entre le Groupe SM et certains acteurs centraux des systèmes de collusion. Avant d’entamer des procédures en vertu de la LACC, le Groupe SM avait convenu d’un PRV avec la Ville.
HISTORIQUE JUDICIAIRE
En réponse à la position de la Ville selon laquelle elle opérerait compensation entre ce qu’elle devait au Groupe SM et les créances PRV susmentionnées, Deloitte a demandé un jugement déclaratoire pour obliger la Ville à payer les services postérieurs à l’ordonnance initiale. La Ville a soutenu que, puisque la créance du PRV était le résultat d’une fraude, elle ne pouvait pas être compromise en vertu de l’article 19(2) de la LACC et que, par conséquent, elle n’était pas touchée par l’interdiction des compensations pré-post en vertu de la LACC, telle qu’interprétée dans l’arrêt Kitco. Le juge de la Cour supérieure du Québec a toutefois rejeté cet argument et accueilli la demande de Deloitte, jugeant que la compensation pré-post ne pouvait pas s’opérer en faveur de la Ville[8]. La décision s’est fondée sur les principes énoncés dans l’arrêt Kitco et sur sa règle générale selon laquelle la compensation pré-post n’est pas possible.
La Cour d’appel du Québec a par la suite maintenu la décision de la Cour supérieure[9], de sorte que la Ville s’est tournée vers la Cour suprême du Canada.
DÉCISION DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA
La majorité
La CSC s’est d’abord penchée sur la question de savoir si la Ville pouvait opérer compensation pré-post, décidant de tempérer la règle Kitco et d’écarter l’interdiction absolue d’opérer une compensation pré-post[10]. Ce faisant, la Cour a notamment émis une mise en garde contre une interprétation de la LACC semblable à celle de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité[11], c.-à-d. en tant que « code complet énonçant tout ce qui est permis et tout ce qui est interdit », et elle a plutôt souligné le rôle important du pouvoir discrétionnaire accordé au tribunal de la LACC pour rendre les ordonnances appropriées afin d’atteindre les objectifs de la LACC[12].
La question centrale soulevée par le pourvoi consistait donc à déterminer si le pouvoir discrétionnaire d’un tribunal lui permettait de suspendre le droit d’opérer compensation pré-post invoqué par un créancier et, corollairement, d’autoriser la compensation pré-post dans les cas qui s’y prêtent. L’analyse de la CSC s’est concentrée sur l’étendue du pouvoir discrétionnaire d’un tribunal de la LACC et a conclu que les articles 11 et 11.02 de la LACC permettent au tribunal de suspendre les droits détenus par les créanciers, y compris le droit d’opérer compensation pré-post, si l’exercice de ces droits peut mettre en péril le processus de restructuration[13].
Malgré cet écart marqué par rapport à Kitco, la CSC a également souligné que les cas où un tribunal devrait lever la suspension pour permettre à un créancier d’opérer compensation pré-post ou un set-off seront « rares »[14]. Elle a également noté que l’article 21 de la LACC permet d’opérer compensation entre deux dettes antérieures à l’ordonnance initiale pour quantifier les réclamations contre une compagnie débitrice à la date de la demande en vertu de la LACC. L’article 21 n’est toutefois utile qu’à des fins de quantification et n’a pas pour effet d’autoriser la compensation pré-post, et encore moins d’une manière qui serait à l’abri du pouvoir d’un juge surveillant d’ordonner une suspension en vertu des articles 11 et 11.02 de la LACC[15].
La question qui se pose alors est la suivante : dans quelles circonstances le tribunal doit-il lever la suspension et autoriser la compensation pré-post dans le cadre d’une ordonnance initiale ? Bien que la CSC n’ait pas fourni d’exemples précis, elle a souligné que le pouvoir discrétionnaire du juge surveillant doit être exercé en vue de la réalisation des objectifs réparateurs de la LACC[16]. Comme le résume la CSC, lesdits objectifs sont les suivants :
« éviter les pertes sociales et économiques résultant de la liquidation d’une compagnie insolvable; maximiser le recouvrement au profit des créanciers; assurer un traitement juste et équitable des réclamations déposées contre la compagnie débitrice; préserver la valeur d’exploitation dans la mesure du possible; protéger les emplois et les communautés touchées par les difficultés financières de l’entreprise; améliorer le système de crédit en général[17]. »
La CSC a ensuite réitéré le critère permettant au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu de la LACC établi dans Callidus[18] et Century Services[19], en gardant à l’esprit trois considérations de base : 1) l’opportunité de l’ordonnance sollicitée, 2) la diligence raisonnable de la partie qui demande l’ordonnance, et 3) la bonne foi du demandeur.[20]
En appliquant ce critère aux faits de la présente cause, la majorité de la CSC a déterminé qu’il serait inapproprié de lever la suspension, car :
- la Ville n’a pas prouvé que les créances PRV constituaient une fraude au sens de la LACC, et même si c’était le cas, ce ne serait pas une raison automatique pour lever la suspension[21];
- la Ville n’a invoqué aucun des objectifs réparateurs de la LACC autre que l’allégation de la protection de l’intérêt public. La CSC a pris soin de réitérer que « l’objectif de protection de l’intérêt public ne signifie pas que les entités publiques devraient être placées dans une position plus avantageuse que les autres créanciers parce que leurs créances concernent des deniers publics »[22]; et
- la Ville n’a pas agi avec la diligence attendue dans le cadre d’une procédure en vertu de la LACC, puisqu’elle a attendu des mois après avoir appris l’insolvabilité du Groupe SM pour signifier son intention d’opérer compensation, la laissant accumuler des millions de dollars de travail non rémunéré dans l’intervalle[23].
Le recours a donc été rejeté.
La dissidence
Le juge Brown, dissident, a convenu avec la majorité de la CSC que l’approche adoptée par la Cour d’appel dans Kitco devait être écartée. Cependant, le juge Brown a soutenu que le pouvoir discrétionnaire d’un juge surveillant en vertu de l’article 11 de la LACC quant à la possibilité de permettre à un créancier d’opérer compensation pré-post ou un set-off n’est pas limité uniquement aux circonstances exceptionnelles décrites par la majorité. Le juge Brown aurait accueilli l’appel dans le seul but de renvoyer l’affaire à la Cour supérieure pour permettre au juge surveillant d’exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 11 de la LACC (un pouvoir discrétionnaire que le juge ne croyait pas avoir au moment de l’audience initiale).
INCIDENCES POSSIBLES DE CETTE DÉCISION
Compte tenu du commentaire de la CSC à l’effet que « le juge surveillant possède le pouvoir discrétionnaire d’autoriser la compensation pré‑post dans des circonstances exceptionnelles seulement, considérant le fort potentiel perturbateur de cette forme de compensation »[24], un créancier devra considérer attentivement quand et comment il rédige sa demande de redressement. Nous soutenons que la CSC a été judicieuse en ouvrant cette porte et présentons ci-dessous une liste de cas où la préservation du droit d’un créancier d’opérer compensation pré-post ou un set-off servirait réellement à promouvoir les objectifs de la LACC.
1. Créances résultant d’une fraude ou d’autres crimes
Bien que la CSC ait refusé de suivre ce raisonnement en l’espèce, elle a reconnu que, dans certains cas, il serait inapproprié de suspendre le droit de compensation d’un créancier ayant une réclamation en vertu de l’article 19(2) de la LACC, y compris à la suite d’une fraude, particulièrement dans les situations où la suspension d’un tel droit irait à l’encontre de « considérations de moralité commerciale qui reflètent les normes sociales »[25]. La porte peut rester ouverte pour un créancier voulant réclamer des droits de compensation lorsque, par exemple, la fraude a été particulièrement flagrante et démontrée au tribunal.
2. Entreprises de traitement de paiements
En ce qui concerne les objectifs de la LACC de « préserver la valeur d’exploitation dans la mesure du possible […] et d’améliorer le système de crédit en général », les droits de compensation sont parfois si essentiels à la poursuite des activités d’une société débitrice qu’ils doivent être protégés pour assurer la poursuite des activités et la réussite de la restructuration. Par exemple, les entreprises de traitement de paiements gèrent des débits et des remboursements dans le cours normal des affaires qui sont tellement liés aux opérations quotidiennes d’un débiteur qu’essayer de suspendre le flux de ces fonds serait contre-productif. Dans l’affaire Beyond the Rack, qui a été instruite en parallèle avec l’affaire Kitco, la Cour supérieure du Québec a formulé les commentaires suivants, qui semblent maintenant directement présager la conclusion tirée par la CSC dans SM :
« [183] De plus, dans le cadre de procédures en vertu de la LACC où le but ultime est de donner l’occasion à une entreprise de restructurer ses opérations et ses affaires avec l’aide essentielle de certains fournisseurs clés [comme les entreprises de traitement de paiements], rien n’empêcherait la Cour de permettre à un fournisseur essentiel d’opérer ce genre de compensation, au besoin, même si le processus pourrait aller à l’encontre des règles entre les créances antérieures à l’ordonnance initiale et les créances postérieures à l’ordonnance initiale. [Traduction libre]
3. Lettres de crédit avec garantie en espèces
Le raisonnement dans cette affaire appuie également la pratique courante actuellement en vigueur qui consiste à exempter les garanties en espèces des lettres de crédit en circulation détenues par l’émetteur desdites lettres, des effets de la suspension ou des nouvelles charges imposées en vertu de la LACC.
En effet, les lettres de crédit sont souvent utilisées dans le cours normal des affaires, comme l’exigent diverses contreparties, et elles sont essentielles à la continuation des activités de la société débitrice (par exemple, les sociétés de services publics, les organes de réglementation, les fournisseurs de services de gestion de trésorerie, etc.). La préservation du dispositif des lettres de crédit permet donc directement d’offrir un soutien continu à ces parties et d’éviter les prélèvements inutiles sur les lettres de crédit pendant la procédure de restructuration.
4. Gestion de trésorerie
On peut avancer également que l’utilisation continue des comptes d’exploitation courants de la société débitrice, sans qu’ils ne soient touchés par une suspension en vertu de l’ordonnance initiale de la LACC, est tout aussi essentielle. Des compensations sont souvent opérées entre les comptes et d’autres services de gestion de trésorerie dans ce contexte. La disponibilité continue de ces services, ainsi que la résolution des préoccupations soulevées par leurs fournisseurs, sont essentielles à une restructuration réussie, car elles permettent généralement à la société débitrice de fonctionner dans le cours normal des affaires avec le soutien de la banque qui gère la trésorerie.
5. Le système de crédit en général
D’autres arrangements financiers qui, s’ils étaient perturbés, auraient une incidence négative importante sur le système de crédit et la capacité des entreprises à obtenir du crédit à l’avenir devraient être considérés à la lumière des principes réparateurs de la LACC. En particulier, l’amélioration du système de crédit en général.
par Waël Rostom, Emile Catimel-Marchand et Kelsey Millward
[1] Montréal (Ville) c. Restructuration Deloitte Inc., 2021 CSC 53 (« SM »).
[2] Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, ch. 1985, c. C-36 [LACC].
[3] Arrangement relatif à Métaux Kitco inc., 2017 QCCA 268 [Kitco].
[4] SM, par. 58
[5] SM, par. 57
[6] SM, par. 86.
[7]Loi visant principalement la récupération de sommes payées injustement à la suite de fraude ou de manœuvres dolosives dans le cadre de contrats publics,CQLR, c. R-2.2.0.0.3 [« Projet de loi 26 »].
[8] Arrangement relatif à Consultants SM inc. 2019 QCCS 2316.
[9] Arrangement relatif à Consultants SM inc. 2020 QCCA 438.
[10] SM, paragraphes 57, 62.
[11] Loi sur la faillite et l’insolvabilité, LRC 1985, c B-3.
[12] SM, par. 51
[13] SM, par. 54.
[14] SM, par. 58.
[15] SM, par. 63, 81.
[16] SM, par. 58.
[17] SM, par. 86.
[18] 9354-9186 Québec inc. c. Callidus Capital Corp, 2020 CSC 10 [Callidus].
[19] Century Services Inc. c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 60, [2010] 3 R.C.S. 379 [Century Services].
[20] Callidus, par. 49; Century Services, par. 70; SM, par. 85.
[21] SM, par. 89.
[22] SM., par. 88.
[23] SM., par. 92.
[24] SM, par. 20.
[25] SM, par. 89. L’article 19(2) inclut également les demandes liées à des lésions corporelles, à une agression sexuelle ou à un décès injustifié, par exemple.
Mise en garde
Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.
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