Deuxième prise…
Le commissaire échoue à deux reprises à faire bloquer une fusion par injonction
Deuxième prise…
Le commissaire échoue à deux reprises à faire bloquer une fusion par injonction
Contrairement à ceux d’autres territoires, le régime canadien d’examen des fusions connaît un calme plat depuis quelque temps. Du moins était-ce le cas avant la récente affaire Secure/Tervita. Le 30 juin 2021, le Commissaire de la concurrence a introduit une requête de dernière minute visant l’obtention d’une injonction « provisoire provisoire » pour empêcher Secure Energy Services Inc. de conclure son acquisition de Tervita Corporation. Cette démarche s’est soldée par un échec, et l’appel d’urgence porté par la suite devant la Cour d’appel fédérale, tard dans la nuit, a connu le même sort. L’opération s’est conclue quelques minutes après cet autre revers, tout juste après minuit, le 2 juillet.
N’en démordant pas, le Commissaire est revenu à la charge le 4 août 2021 en demandant au Tribunal de la concurrence une ordonnance en vertu de l’article 104 de la Loi sur la concurrence pour empêcher Secure d’intégrer l’actif de Tervita, et pour que celui-ci soit détenu et exploité séparément jusqu’à ce que le Tribunal statue sur la demande du Commissaire en vertu de l’article 92 en établissant si la fusion était susceptible d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence. Cette deuxième tentative s’est elle aussi avérée sans succès; mais les motifs du Tribunal à son propos, publiés le 16 août 2021, donnent de précieuses indications quant aux injonctions en contexte de fusion.
En effet, le Tribunal a clairement signalé au Bureau de la concurrence que pour faire échec par injonction à la conclusion d’une fusion, il doit :
a. présenter sa demande d’injonction en vertu de l’article 104 et sa requête en contestation de la fusion assez tôt pour en permettre l’audition dans un délai raisonnable (le Tribunal suggère au moins une semaine) avant que la période d’attente à laquelle la loi assujettit la conclusion de la fusion (ou que toute prolongation contractuelle de cette conclusion) ne prenne fin;
ou
b. présenter une demande d’injonction provisoire en vertu de l’article 100 sans requête en contestation de fusion afin d’obtenir plus de temps pour terminer l’examen.
Les parties ont convenu que le test de base en matière d’injonction que devait appliquer le tribunal était le test en trois volets issu de l’affaire RJR — MacDonald, lequel s’intéresse à l’existence d’une question sérieuse à juger ou d’une forte apparence de droit, à l’éventualité d’un préjudice irréparable et à la prépondérance des inconvénients. La décision en l’espèce est riche en indications sur l’application de celui-ci, tant du point de vue du Commissaire que de celui des parties fusionnantes.
1. Question sérieuse à juger ou forte apparence de droit
Conformément aux enseignements généraux de la Cour suprême en matière d’injonctions, le Tribunal a statué que lorsque le redressement demandé par le Commissaire s’apparente surtout à une ordonnance mandatoire, c’est normalement le critère relativement sévère de la « forte apparence de droit » qui s’applique. Or s’il est probable que l’injonction demandée post-fusion soit de nature « mandatoire », celle demandée avant coup ne peut être qu’« interdictive ». Ainsi, le Tribunal a admis l’argument de Secure voulant que, la fusion étant accomplie et, partant, ne pouvant plus être entravée, le redressement demandé par le Commissaire relevait de l’ordonnance mandatoire.
Toutefois, vu les [TRADUCTION] « circonstances très particulières de l’affaire [Secure/Tervita] », il a conclu que le critère relativement souple de la « question sérieuse à juger » était à employer, décision qu’il justifie par la conduite « hautaine » de Secure lorsqu’elle a conclu la fusion alors qu’une demande en vertu de l’article 104 était en instance contre elle. Estimant que celle-ci avait par là tenté de « damer le pion » au Commissaire, le Tribunal a distingué l’espèce des situations où une fusion est réalisée nonobstant une simple objection ou une lettre du Commissaire lui indiquant qu’elle en fait ainsi « à ses risques et périls ».
À la lumière du critère de la question sérieuse à juger, le Tribunal n’a eu aucune difficulté à conclure que le Commissionnaire s’était déchargé du fardeau de la preuve.
2. Preuve d’une forte apparence de droit
À l’inverse, si le Tribunal avait conclu que le Commissaire devait démontrer une forte apparence de droit — critère qui, selon lui, s’applique normalement aux demandes d’ordonnance mandatoire —, il ne fait aucun doute que celui-ci aurait échoué. En effet, cela l’aurait contraint à établir la forte probabilité que la fusion fût susceptible de diminuer sensiblement la concurrence lors du traitement de la demande en vertu de l’article 92, et ce, sans que des gains en efficience viennent compenser ces effets de façon à « sauver » la fusion par l’effet de l’exception relative aux gains en efficience de l’article 96. Or, comme il n’a en rien traité de cette exception ni versé de preuve en matière d’élasticité de la demande par rapport au prix ou de perte sèche, le Commissaire n’aurait pas pu satisfaire à ce critère.
3. Quel préjudice irréparable faut-il démontrer?
La deuxième question qui intéresse le Tribunal lorsqu’il doit statuer sur une demande en vertu de l’article 104 est celle de l’éventualité d’un préjudice irréparable si l’injonction n’était pas rendue. Démonstration de ce préjudice doit être faite ou inférée sur la foi de preuves « claires et non hypothétiques ». S’appuyant sur l’affaire Superior Propane, Secure a avancé que le préjudice à considérer se fonde sur la possibilité de renverser la fusion ou d’en atténuer les effets si le Tribunal l’ordonnait — autrement dit, celle de « débrouiller » un œuf —, possibilité que l’on appelle aussi « l’aptitude à remédier à l’influence du fusionnement ».
Pour sa part, le Commissaire a soutenu qu’outre cette aptitude (qui, si elle pose problème dans certaines affaires, ne le fait pas en l’espèce), un préjudice irréparable peut découler des effets provisoires de la fusion (c.-à-d. ceux qui surviennent entre sa conclusion et la décision finale), par exemple une hausse de prix, les effets non tarifaires sur la clientèle et la perte sèche éventuellement subie par l’économie. Le Tribunal a souscrit à cet argument, d’ailleurs tiré de sa décision dans l’affaire Parkland, qui diffère du test de l’article 100 en matière injonctive en ce qu’il n’est pas uniquement fondé sur l’aptitude à remédier à l’influence du fusionnement. Il a par ailleurs fait observer que le fardeau de démontrer un préjudice irréparable à l’intérêt public est allégé lorsque le demandeur est une autorité publique agissant dans le cadre de son mandat, comme c’est le cas du Commissaire en l’espèce.
Ainsi, le Tribunal a accepté la preuve du Commissaire relative aux effets provisoires sur la concurrence de l’influence accrue de Secure sur le marché, et statué que le Commissaire avait satisfait au volet du test relatif au « préjudice irréparable ».
4. Preuve des intentions et des motifs de la partie fusionnante
Au chapitre des préjudices provisoires, le Tribunal a rejeté la preuve de Secure selon laquelle elle ne hausserait pas de prix. En effet, il ne saurait croire qu’une entité fusionnée s’abstienne par bonne conscience d’exercer son pouvoir accru sur le marché. L’argument de Secure voulant qu’elle n’ait pas intérêt à hausser les prix parce qu’en faire ainsi aiderait le Commissaire dans son recours contre elle en vertu de l’article 92 n’était pas convaincant — et même s’il l’avait été, cela n’aurait pas été déterminant en soi. Le Tribunal a plutôt fait sien l’argument du Commissaire voulant que l’accent doive généralement être mis sur la capacité de l’entité fusionnée d’influencer le marché.
5. Analyse de la prépondérance des inconvénients
Enfin, pour statuer sur l’opportunité d’accorder l’injonction, le Tribunal s’est penché sur la prépondérance des inconvénients entre les parties. C’est sur ce point que se décident la plupart des demandes d’injonction interlocutoire, et que s’est perdu le recours du Commissaire en l’espèce. En effet, alors que Secure avait amplement démontré le préjudice qu’elle subirait — notamment les pertes de gains en efficience — si l’injonction était accordée, le Tribunal a fait remarquer que [TRADUCTION] « le Commissaire n’a rien fait pour indiquer au Tribunal, ne serait-ce que de façon vague ou très préliminaire, la conclusion à laquelle devait mener toute [la preuve qu’il avait versée], de façon à permettre au tribunal d’apprécier un tant soit peu la mesure dans laquelle les préjudices intérimaires qu’il allègue se comparent à ceux qu’a mis en lumière Secure ». Plus particulièrement, le Tribunal a souligné que lorsque des parties fusionnantes indiquent, lors de discussions précontentieuses, qu’elles s’appuieront sur une défense axée sur les gains en efficience, il y a lieu de s’attendre du Commissaire qu’il présente à tout le moins une estimation sommaire des fluctuations de prix et élasticités de la demande anticipées, de même qu’une approximation grossière des pertes sèches que subira l’économie et des effets non liés aux prix auxquels il s’attend. Or si des plaintes de clients et des exemples de hausses de prix peuvent indiquer une diminution de la concurrence, ces éléments ne sauraient pour autant relever le Commissaire de son défaut de traiter des gains en efficience : le Tribunal doit être en mesure de comparer, ne serait-ce que sommairement, les effets anticoncurrentiels totaux à l’ensemble des gains en efficience allégués. Idéalement, ces estimations devraient être faites sous réserves, aussi vagues soient-elles. Bien que cela soit difficile à accomplir dans plusieurs situations, le Tribunal est formel à ce propos.
Conclusion
Des deux tentatives du Commissaire d’obtenir une injonction dans l’affaire Secure/Tervita découle une richesse d’indications sur ce qu’il doit établir pour obtenir une injonction visant à prévenir une fusion ou tenir séparés les actifs des entités fusionnantes. Du même coup, elles indiquent aux parties fusionnantes ce à quoi s’attendre.
D’un point de vue pratique, ces décisions laissent croire que dans les cas où il aura de sérieuses préoccupations quant à la nécessité d’un redressement, le Bureau centrera ses efforts sur la préparation d’un procès beaucoup plus tôt qu’auparavant. Cela dit, il est difficile pour le Commissaire de faire l’analyse exhaustive des effets (et des gains en efficience) concurrentiels sans que les parties visées n’obtempèrent à une demande de renseignements supplémentaires (DRS). Or, les parties qui attestent s’être conformées à une DRS ont le droit de conclure leur fusion 30 jours plus tard (en l’absence d’injonction). Il est donc fort probable que le Commissaire réoriente ses efforts vers la préparation d’un recours injonctif (en vertu de l’article 100, de l’article 104 ou des deux) dès — et parfois même avant — l’attestation de conformité à la DRS, à moins que les parties ne soient prêtes à s’engager à ne pas conclure leur fusion sans en aviser le Commissaire. Cela se répercutera sur les échéanciers des conventions de fusion, voire potentiellement sur leurs modalités standard.
Une autre question soulevée par cette décision et par celle qui la précède, selon laquelle le Tribunal ne peut rendre d’injonction « provisoire provisoire », est celle de savoir si elles viennent carrément empêcher le Commissaire de prévenir la fusion d’un ensemble important de parties. En effet, bien qu’une prolongation puisse être obtenue dans le cadre d’une demande d’injonction provisoire en vertu de l’article 100, cette avenue n’est ouverte qu’en présence de préoccupations relatives à l’aptitude à remédier à l’influence du fusionnement. Ainsi, lorsqu’on s’inquiète plutôt des effets provisoires sur la concurrence, comme dans l’affaire Secure et potentiellement beaucoup d’autres cas, le recours en injonction provisoire en vertu de l’article 100 et, partant, la prolongation qu’offre celui-ci, semble ne pas être disponible.
C’est dire que les choses s’annoncent un peu plus intéressantes, même au Canada.
Par James Musgrove et Joshua Krane
Mise en garde
Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.
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