L’ALÉNA 2.0 (devenu l’AEUMC) et le droit de la propriété intellectuelle
L’ALÉNA 2.0 (devenu l’AEUMC) et le droit de la propriété intellectuelle
L’Accord de libre-échange nord-américain renégocié entre le Canada, le Mexique et les États‑Unis est un document volumineux et complexe. Le chapitre 20, qui porte sur la propriété intellectuelle, compte lui-même quelque 63 pages et renvoie à une douzaine d’autres traités internationaux dans ce domaine. Les parties à l’AEUMC déclarent qu’elles sont déjà parties à cinq de ces accords et s’engagent à adhérer à six autres d’entre eux au plus tard à la date d’entrée en vigueur de l’AEUMC[1].
1. Plus ça change, plus c’est la même chose
Dans l’ALÉNA antérieur, les questions de propriété intellectuelle étaient abordées au chapitre 17. Bien que le libellé du chapitre 20 de l’AEUMC diffère considérablement de celui du chapitre 17 de l’ALÉNA, le contenu essentiel semble inchangé dans bien des cas. Par exemple, selon le paragraphe 1716(4) de l’ALÉNA, les parties doivent habiliter leurs autorités judiciaires à ordonner des mesures conservatoires ex parte (expression latine signifiant « fait en l’absence d’une partie »). La disposition de l’AEUMC sur les mesures conservatoires, à savoir le paragraphe 20.J.5 (1), prévoit que les autorités de chacune des parties doivent agir sur les demandes de recours en cas de mesures prises inaudita altera parte (expression latine signifiant « sans que l’autre partie ait été entendue »). Les changements de cette nature inquiètent les avocats, car selon la présomption admise, l’emploi de termes différents indique une intention qu’ils aient un sens différent. En l’occurrence, les termes différents n’ont probablement pas une signification différente. La différence semble résulter de la reproduction dans l’AEUMC d’une disposition de l’Accord sur les ADPIC (Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce).
Un autre changement qui ressort du chapitre 20 de l’AEUMC par rapport au chapitre 17 de l’ALÉNA aura vraisemblablement des conséquences. Dans le chapitre 17 de l’ALÉNA, les trois parties s’engageaient à donner effet aux dispositions de fond de plusieurs traités portant sur la propriété intellectuelle, notamment la Convention de Berne. Bien que les États-Unis soient partie à la Convention de Berne depuis 1989, ils n’ont jamais mis en œuvre les dispositions de cette convention qui confèrent aux auteurs des droits non économiques appelés droits moraux. Ces droits sont notamment le droit d’attribution, qui comprend le droit à l’anonymat, et le droit à l’intégrité de l’œuvre. Dans une annexe du chapitre 17 de l’ALÉNA, les parties avaient convenu du fait que l’engagement des États‑Unis de donner effet aux dispositions de fond de la Convention de Berne ne créait aucun droit et n’imposait aucune obligation à l’égard des États‑Unis en ce qui a trait aux droits moraux. L’exception équivalente à l’égard des droits moraux ne figure pas dans le chapitre 20 de l’AEUMC, mais elle ne sera probablement pas nécessaire, puisque les parties se sont seulement engagées à devenir parties aux accords énumérés. Or le chapitre 20 de l’AEUMC ne prévoit pas de disposition obligeant les parties à donner effet aux dispositions de fond des accords énumérés dans le chapitre. Un commentaire détaillé sur le droit international et la mise en œuvre des accords dépasse la portée du présent bulletin. Toutefois, on peut indiquer de façon générale que jusqu’à ce qu’un État édicte une loi donnant effet aux obligations qui lui incombent aux termes d’un accord, ces obligations ne font pas partie du droit national de l’État en cause. Ainsi, les États‑Unis respectent les modalités de l’AEUMC puisqu’ils ont ratifié la Convention de Berne, même s’ils n’en ont pas édicté les dispositions relatives aux droits moraux pour les intégrer dans leur droit national. Pour cette raison, la législation qu’adopteront les parties pour donner effet à l’AEUMC et à d’autres accords qu’ils se sont engagés à ratifier sera tout au moins aussi importante que l’AEUMC lui-même.
2. Bon nombre de changements ont été décrits dans les médias
La presse économique a décrit bon nombre des changements qu’apporte l’AEUMC, notamment quant aux méthodes de prolongation de la protection accordée aux médicaments d’origine et à certains produits chimiques agricoles par le truchement des monopoles. Les rapports ont également fait état de l’engagement des parties de porter la durée du droit d’auteur à 70 ans à compter de la fin de l’année du décès de l’auteur, ce qui prolonge de 20 ans la durée actuelle du droit d’auteur au Canada. Par ailleurs, aux termes de l’AEUMC, la notion de dommages‑intérêts préétablis, qui fait actuellement partie de la Loi sur le droit d’auteur du Canada, est étendue aux marques de commerce en cas de contrefaçon. Cette dernière modification n’apporte pas nécessairement un changement de fond au droit canadien, puisque les tribunaux ont élaboré des règles empiriques aux fins de l’évaluation des dommages‑intérêts en cas de contrefaçon. À quel point les modalités des dommages-intérêts préétablis que prévoira le Canada dans sa législation habilitante différeront des règles empiriques élaborées par les tribunaux? Cela reste à voir.
3. Certains changements dont on n’a pas beaucoup parlé
a) Insistance accrue sur la procédure criminelle
D’autres changements n’ont pas suscité autant d’attention dans les médias, par exemple les dispositions obligeant les parties à prévoir des recours criminels en cas de violation d’un droit d’auteur, contrefaçon d’une marque de commerce ou usurpation d’un secret commercial. Le Canada a édicté depuis longtemps des infractions criminelles en matière de droit d’auteur et de marques de commerce. Ainsi, le Code criminel du Canada renferme des dispositions qui peuvent être utilisées en cas d’usurpation de secrets commerciaux. Toutefois, la portée de ces dispositions devra probablement être étendue pour qu’elles puissent répondre aux obligations énoncées au chapitre 20.
Le recours à des procédures criminelles pour la protection des droits de propriété intellectuelle présente diverses difficultés. Pour obtenir une condamnation criminelle, la poursuite doit établir chaque élément du crime hors de tout doute raisonnable, de sorte que si un doute raisonnable subsiste chez elle sur un seul élément, la Cour doit acquitter l’accusé. Par contre, dans les instances civiles, le demandeur n’a à faire la preuve de ses prétentions que selon la prépondérance des probabilités. Fait plus pertinent encore, une amende imposée dans le cadre de procédures criminelles revient au gouvernement, tandis que le titulaire des droits qui intente une poursuite au civil obtient les dommages‑intérêts. Bien que l’on signale un grand nombre de condamnations en vertu des diverses dispositions criminelles, on recense aussi de nombreux acquittements.
Dans des instances civiles, les titulaires de droits de propriété intellectuelle engagent leurs propres avocats, alors que les poursuites criminelles sont dirigées par les avocats du ministère public, qui ont habituellement une expérience restreinte en matière de propriété intellectuelle. Même si une poursuite privée est possible, le gouvernement a le droit d’intervenir et de se charger de cette poursuite. Dans certains cas, la décision d’un plaignant de recourir à des poursuites pénales s’est avérée catastrophique. Dans l’affaire R. v. Strong Cobb Arner of Canada Ltd.[2], la société était accusée de possession d’un instrument « destiné à être employé pour contrefaire une marque de commerce, ou conçu à cette fin », plus précisément de 16 ensembles de poinçons et de matrices portant la marque de commerce « ROCHE ». Selon l’allégation présentée, la société accusée avait utilisé les matrices pour marquer un million de comprimés Valium[3] contrefaits. Vu l’importance des enjeux, la société accusée a eu la sagesse de se faire représenter par des avocats expérimentés dans le domaine de la propriété intellectuelle. Ses avocats sont parvenus à établir qu’en raison de la manière dont les entités du groupe Roche avaient utilisé la marque de commerce ROCHE au Canada, cette marque avait perdu son caractère distinctif et ne pouvait être une marque de commerce en droit. Non seulement la Cour a acquitté la société accusée, mais en outre elle a conclu que la marque de commerce de la plaignante était invalide.
b) La fin imminente de la réversibilité du droit d’auteur
La réversibilité du droit d’auteur fait actuellement partie du droit canadien. Lorsque l’auteur est le premier titulaire du droit d’auteur, l’article 14 de la Loi sur le droit d’auteur limite sa capacité à vendre ou à céder l’intégralité de ses intérêts dans ce droit. Quel que soit le libellé de la stipulation, l’article 14 prévoit que 25 ans après le décès de l’auteur, le droit d’auteur revient à sa succession[4]. Il semble que cet élément du droit d’auteur au Canada soit sur le point de disparaître. En effet, en vertu de l’article 20.H.10 de l’AEUMC, chaque partie doit prévoir que toute personne qui acquiert ou détient un droit économique à l’égard d’une œuvre peut librement et séparément céder ce droit par contrat.
4. Les incidences pratiques des changements dépendront de la législation habilitante des parties
Comme il a été indiqué précédemment, le chapitre 20 de l’AEUMC est un document très complexe qui ne peut être comparé aisément au chapitre 17 de l’ALÉNA, qui porte sur des questions connexes. L’ampleur et les répercussions des changements introduits dans le chapitre 20 de l’AEUMC ne deviendront pleinement apparentes que lorsque chaque pays entamera la rédaction de la législation nécessaire à la mise en œuvre des changements devant être apportés à leur droit national.
par Peter E.J. Wells et Christie Bates
[1] Les parties déclarent qu’elles ont ratifié le Traité de coopération en matière de brevets, la Convention de Paris, la Convention de Berne, le Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et le Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes ou qu’elles y ont adhéré. Elles s’engagent à ratifier le Protocole de Madrid, le Traité de Budapest, le Traité de Singapour, la Convention internationale pour la protection des obtentions végétales, l’Arrangement de La Haye et la Convention de Bruxelles ou à y adhérer. À l’article 20.C.8, les parties conviennent en outre d’adopter ou de maintenir un système de classification des marques de commerce conforme à l’Arrangement de Nice.
[2] R. v. Strong Cobb Arner of Canada Ltd.(1974), 45 DLR (3e) 145 (ONCA)
[3] Médicament auquel fait allusion la chanson des Rolling Stones « Mother’s Little Helper » de 1966.
[4] Winkler c. Roy, 2002 CFPI 950
Mise en garde
Le contenu du présent document fournit un aperçu de la question, qui ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt consulter ses propres conseillers juridiques.
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